La guerre dans le quotidien de la faculté de droit de Toulouse


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Le 9 juin 1929, à l’occasion de la commémoration du 700e anniversaire de la fondation de l’université de Toulouse, l’historien du droit Joseph Declareuil (1863-1938) retrace l’histoire de l’institution. Il évoque alors «  vingt générations de maîtres et de disciples [qui] ont successivement apparu, pensé, agi, bataillé pour acquérir le savoir, puis se sont évanouies sous le voile des temps qui ont fui  » et propose de «  cueillir quelques leçons de ce grand passé  ». Déroulant le long fil de l’histoire du Studium Tolosanum, il s’attarde peu sur la faculté de droit à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. Il évoque rapidement de nouvelles chaires et cours, la création d’instituts, les relations avec les écoles pratiques de droit et de notariat ou encore la reformation en 1906 de l’université de Toulouse. Lui comme les autres orateurs passent sous silence la lourde contribution de l’université toulousaine, en particulier des étudiants et anciens de la faculté de droit, à la Grande Guerre. Que signifie cette «  absence  »  ? Est-elle volontaire de la part de l’orateur  ? Le souvenir de la guerre est-il trop proche que le témoin du temps ne puisse pas en être l’historien  ? La Première Guerre mondiale a pourtant laissé des traces au sein de la faculté de droit. Au souvenir des morts pour la France matérialisé par le monument dressé dans les locaux de la faculté s’ajoutent divers éléments moins visibles mais qui contribuent à la fabrique d’une histoire du quotidien des juristes dans ce contexte particulier de la guerre.  Devant le conseil de l’université en 1916, Hauriou précise qu’«  en face d’une guerre qui a fini par créer un état durable, [l’université] a dû s’adapter à cet état dans l’aménagement de ses locaux, dans la distribution de son enseignement, dans l’établissement de son budget  » (bibliothèque universitaire de Toulouse, 90227, Rapport du conseil de l’université pour l’année 1915-1916, p. 9).

Personnel, fonctionnement et cours éclairent parmi d’autres questions le quotidien de la faculté pendant les quatre années de guerre. Apprécier son impact requiert de saisir au plus près la vie de l’institution. À défaut de témoignages individuels en nombre suffisant laissés par les acteurs du temps, la source d’information continue pour cette période est le registre des assemblées et des conseils de la faculté. Plus ou moins «  bavarde  » en tant que compte rendu d’une information restituée, cette documentation donne un aperçu des principales questions qui ont été portées devant les enseignants de la faculté. Elle nous renseigne sur les acteurs de la délibération et de la décision au sein de l’institution.

Tout d’abord l’assemblée réunit les professeurs titulaires, les agrégés et les chargés de cours titulaires du doctorat qui ont une simple voix consultative. Elle doit délibérer sur toutes les questions se rapportant à l’enseignement, spécialement les programmes des cours et des conférences. Ensuite le conseil est composé des professeurs titulaires. Il délibère sur le budget de la faculté, l’acceptation et l’emploi des dons et legs, et édicte les règlements destinés à assurer l’assiduité des étudiants. Enfin le doyen, qui convoque et préside les deux organes précédents, est choisi parmi les professeurs titulaires puis nommé par le ministre pour une durée de trois ans renouvelables. C’est le cas à Toulouse pour Maurice Hauriou depuis 1906 et à Paris pour Ferdinand Larnaude depuis 1913. Le décret du 28 décembre 1855 précise que le doyen représente la faculté, en assure l’administration intérieure et la police. Il assure l’exécution des délibérations de l’assemblée et du conseil. Il veille à l’observation des lois, règlements et instructions ainsi qu’à l’exercice régulier des cours, conférences et examens. Enfin, il administre les biens propres de la faculté, prépare les budgets et engage les dépenses.

Au cours de la Grande Guerre (du 3 août 1914 au 11 novembre 1918), 22 assemblées se sont tenues et 9 conseils. Ces derniers sont de moins en moins fréquents et le conseil n’est pas réuni entre mai 1916 et mai 1917. Le principal organe devient alors l’assemblée qui exerce alors certaines des compétences dévolues au conseil. C’est là une première manifestation organique et fonctionnelle d’une situation d’exception au regard du texte de la circulaire de 1885.

Le rapport du conseil de l’université fait état de 87 enseignants mobilisés à Toulouse, dont 8 pour la faculté de droit sur 19, ainsi que de 31 personnes des bureaux et services auxiliaires. Le taux est comparable au 43 % de l’ensemble des enseignants des Facultés de droit. Leur situation au début du conflit est présentée dans le rapport du conseil de l’université  : «  Des professeurs ont été mobilisés, mais ils sont restés sur place et, grâce aux facilités données par l’autorité militaire, ils ont avec beaucoup de dévouement assuré leur service de la faculté. Ce sont Mérignhac et Perreau, mobilisés dans l’intendance militaire  ; Fraissaingea, dans le service de santé  ; Gheusi et Mestre, dans le service des Conseils de guerre  ; Magnol au bureau militaire de la censure  ; Fliniaux, dans le service auxiliaire des bureaux  ; Polier a contracté l’engagement spécial de la loi Dalbiez pour contribuer au service du contrôle des télégrammes, auquel le doyen participe aussi au titre civil. Cézar-Bru est président de la commission des allocations de l’arrondissement de Villefranche. Thomas est interprète auprès des prisonniers allemands de la rue Caraman  » (Rapport du conseil de l’université pour l’année 1914-1915, p. 24). Les rapports du conseil de l’université permettent ensuite de suivre, avec les dossiers individuels des enseignants, les différentes affectations durant le temps de leur mobilisation. Les enseignants évitent le front mais ils s’engagent dans une «  guerre du droit  » et ils se mobilisent en acceptant le prélèvement de 2 % sur leur traitement annuel pour subvenir aux «  infortunes causées par la guerre  ». Nombre des anciens étudiants de la faculté et ceux qui n’ont pas fini leurs études sont rapidement exposés.

Les hommes et les quelques femmes qui suivent les enseignements pendant la guerre ne connaissent pas de modifications importantes dans la liste des cours et des conférences facultatives qui sont dispensées. Les premiers relèvent des titulaires de chaire. En nombre limités, ils sont rémunérés par l’État. Pendant le conflit, tous les cours sont maintenus. Hauriou mentionne dans le rapport au conseil de l’université pour l’année 1913-1914 que la rentrée «  a pu s’opérer de façon normale et [que] tous les cours essentiels pourront être faits l’année qui vient  ». Aux cours magistraux s’ajoutent des cours complémentaires sur financement public. L’assemblée du 6 juin 1914 arrête leur liste :

Cours rétribués par l’État
  • Doctorat  : Droit administratif à M. Hauriou  ; Principes de droit public à M. Mestre  ; Histoire du droit public français à M. Declareuil  ; Histoire du droit français à M. Thomas  ; Législation et économie industrielle à M. Perreau.
  • Licence  : Droit public à M. Fliniaux.
  • Capacité  : Éléments de droit civil à M. Bressolles  ; Éléments de droit public et administratif à M. Ebren  ; Éléments de droit civil à M. Cézar-Bru.
Cours rétribués par l’université
  • Doctorat  : Économie politique à M. Houques-Fourcade  ; Histoire des doctrines économiques à M. Polier  ; Législation et économie rurale à M. Gheusi  ; Législation du travail et de la prévoyance sociale à M. Dugarçon  ;
  • Doctorat et licence  : Législation et économie coloniale à M. Mérignhac  ;
  • Licence  : Droit maritime à M. Fraissaingea  ;
  • Cours spéciaux  : Histoire du droit méridional à M. Thomas  ; Science pénitentiaire à M. Magnol  ; Droit pénal spécial à M. Magnol  ; Conférence spéciale de droit administratif à M. Dugarçon.

Pour l’année 1914-1915, le doyen toulousain, malgré la circulaire ministérielle du 9 octobre 1914 supprimant les cours complémentaires et la diminution des ressources financières, remercie ses collègues  : «  Grâce à cette présence à Toulouse de tout le personnel de la Faculté, tous les enseignements ont été assurés, même les cours complémentaires. Sans doute, l’Université s’est vue dans l’obligation de supprimer la rémunération de ceux qu’elle rétribuait, et l’État lui-même n’a rétabli qu’une partie de ceux qui sont à sa charge. Néanmoins le personnel a tenu à honneur de les faire tous comme à l’habitude  » (Rapport 1914-1915, p. 24). La question est d’importance pour le doyen Hauriou qui aborde longuement la question de l’organisation et de la rémunération des cours complémentaires au cours de l’assemblée du 21 février 1915 puis dans son rapport au conseil de l’université pour l’année 1914-1915. Ayant obtenu que les six cours rétribués par l’État, hormis ceux de la capacité, soient rétablis et financés, décision est prise que les «  six professeurs institués feront remise à la Faculté de la totalité de la rémunération de leurs cours complémentaires […] afin que la totalité des enseignements complémentaires nécessaires puisse être rétablie avec rémunération égale pour tous les chargés de cours  ». Solidarité et continuité sont les deux maîtres mots de la position du doyen. La liste des cours complémentaires pour le second semestre de l’année 1914-1915 est alors fixée  :

  • Capacité  : Droit public et administratif  ;
  • 1ère année  : Droit civil  ;
  • 2e année  : Droit civil  ;
  • Licence  : Législation coloniale  ; Législation industrielle  ; Droit maritime  ; Droit public  ;
  • Licence et Doctorat Juridique. – Science pénitentiaire et droit pénal  ;
  • Doctorat Juridique  : Histoire du droit français  ; Droit administratif  ; Principes de droit public  ;
  • Doctorat Politique  : Histoire du droit public  ; Économie politique  ; Histoire des doctrines économiques  ; Législation rurale.

Le fonctionnement de la faculté dans sa mission d’enseignement est primordial pour Hauriou tel qu’il l’exprime encore pour l’année 1915-1916  : c’est «  un impérieux devoir de faire fonctionner, avec régularité les services dont [la faculté] a la charge, manifestant par son désintéressement et par un redoublement de zèle, son dévouement à la cause nationale  » (Rapport 1915-1916, p. 12). Les deux cours de première année de capacité supprimés depuis novembre 1914 sont rétablis sur crédits de l’État en novembre 1918. Le conseil de l’université fait de même pour le cours d’histoire des doctrines économiques.

Enfin des conférences facultatives prévues par le décret du 22 août 1854 et l’arrêté du 10 janvier 1855 portent «  sur le développement et l’application des principes exposés dans les leçons orales  ». Elles sont confiées aux agrégés et chargés de cours. Depuis la loi du 28 juillet 1895, ces conférences sont payantes (50 francs par semestre), sauf à bénéficier d’une dispense, et servent à rémunérer les chargés de conférence. Au premier semestre de l’année 1913-1914, 99 inscrits sont connus. Ils sont en première année de Licence (22), 2e année (25), 3e année (24) et en doctorat (28). Chacun des sept chargés de conférences (Cézar-Bru, Declareuil, Dugarçon, Fliniaux, Hauriou, Magnol et Mestre) perçoit un peu moins de 600 francs. Ces conférences, après avoir bénéficié d’un public en hausse depuis le début du xixe siècle, connaissent à partir de 1914 de grandes difficultés. Les effectifs chutent et en conséquence les revenus des chargés de conférences diminuent sensiblement (un peu moins de 90 francs pour le second semestre 1917-1918). En 1918, la faculté formule le vœu que de telles conférences, utiles pour la formation pratique des juristes, soient «  rendues obligatoires  » avec un personnel spécial de maîtres de conférences et des crédits documentaires affectés (Archives de l’université des sciences sociales – Toulouse-1-Capitole, 2Z2-16, p. 257).

Évolution des inscriptions aux conférences facultatives à la faculté de droit de Toulouse (1913-1922) – Extrait d’O. Devaux et F. Garnier, Ceux de la faculté  : des juristes toulousains dans la Grande Guerre, coll. «  Étude d’histoire du droit et des idées politiques  », n° 24, Toulouse, 2017, p. 79, Tableau 1.

Année Nombre d’étudiants payants Nombre de dispenses accordées
1913-1914 1er semestre 99 6
2e semestre 100 6
1914-1915 1er semestre 21 4
2e semestre 13 3
1915-1916 1er semestre 26 2
2e semestre 22 3
1916-1917 1er semestre 16 1
2e semestre 8 0
1917-1918 1er semestre 20 2
2e semestre 12 1
1918-1919 1er semestre 0 0
2e semestre 13 0
1919-1920 1er semestre 38 4
2e semestre 36 3
1920-1921 1er semestre 64 4
2e semestre 45 3
1921-1922 1er semestre 69 5
2e semestre 68 0

En relation avec les études à la faculté de droit et l’organisation de rendez-vous collectifs annuels, l’assemblée décide sur proposition du doyen de suspendre la distribution solennelle des prix pour les lauréats des concours 1913-1914 (25 novembre 1914). Une circulaire ministérielle (le 15 mars 1915 puis le 23 février 1916) informe la communauté universitaire de la suppression des concours organisés chaque année. C’est toujours le cas au cours des années suivantes jusqu’à la fin du conflit (séance de l’assemblée du 16 mai 1918).  Le sort des étudiants dont les études ont été interrompues par la guerre et la situation de ceux qui sont démobilisés font l’objet de mesures particulières. Dans le premier cas une commission est désignée au sein de l’assemblée de la faculté pour répondre à la demande du ministre de déterminer des «  mesures réparatrices  ». Réunie le 12 janvier 1918, l’assemblée propose de manière transitoire des dispositions pour un aménagement d’horaires des cours et d’allégement des matières à l’examen. Ces dispositions doivent s’appliquer aux «  étudiants mobilisés qui, pendant la durée de la guerre, ont été mis dans l’impossibilité d’accomplir leur scolarité et aussi au profit des bacheliers des années 1914 et suivantes  » (Archives de l’université des sciences sociales – Toulouse-1-Capitole, 2Z2-16, p. 258). Au printemps 1918, le ministère précise les mesures à prendre pour la scolarité des étudiants mobilisés. Hauriou demande alors à ses collègues de «  se tenir prêt à constituer les jurys d’examen  » pouvant être convoqués à l’automne 1918 pour examiner ces étudiants.

Quelques mois après la fin des hostilités, des lignes sèchement administratives mentionnent dans le rapport du conseil de l’université que «  le personnel s’étant retrouvé au complet, la vie de la faculté a repris son cours normal et tous les enseignements ont pu y être donnés de façon régulière  » (Bibliothèque universitaire de Toulouse, 90227, Rapport du conseil de l’université pour l’année 1918-1919, p. 18).

Florent Garnier, professeur d’histoire du droit (université Toulouse-1-Capitole)


Indications bibliographiques

Barrera Caroline, « Le travail à l’université de Toulouse pendant la Grande Guerre », dans Sylvie Caucanas, Rémy Cazals, Jean-Marc Olivier (dir.), Travailler à l’arrière, 1914-1918 : actes du colloque international, Carcassonne, France, Archives départementales de l’Aude, 2014, p. 43‑54.

Blanquer Jean-Michel, Milet Marc, L’invention de l’État : Léon Duguit, Maurice Hauriou et la naissance du droit public moderne, Paris, France, Odile Jacob, 2015.

Devaux Olivier, Garnier Florent, Ceux de la faculté : des juristes toulousains dans la Grande Guerre, « Étude d’histoire du droit et des idées politiques », no 24, Toulouse, France, Presses de l’université Toulouse-1-Capitole, 2017.

Garnier Florent, « Le doyen Hauriou et la création de l’école supérieure de droit de Clermont-Ferrand en 1913 », dans Claire Marliac-Négrier (dir.), État du droit, état des droits : mélanges en l’honneur du professeur Dominique Turpin, Clermont-Ferrand, France, Centre Michel de l’Hospital, 2017, p. 395‑408.

Girault Arthur, « Les universités françaises pendant la guerre », dans Revue internationale de l’enseignement, vol. 78, 1881, p. 230‑234.

Hauriou Maurice, « Création de salles de travail pour conférences et cours de doctorat à la faculté de droit de l’université de Toulouse », dans Revue internationale de l’enseignement, vol. 41, 1901, p. 547-558 [et 1908, vol. 55, p. 560-562].

Malherbe Marc, La faculté de droit de Bordeaux : 1870-1970, Talence, France, Presses universitaires de Bordeaux, 1996.

Milet Marc, « La doctrine juridique pendant la guerre : à propos de Maurice Hauriou et de Léon Duguit », dans Jus politicum : revue de droit politique, no 15, 2016, http://juspoliticum.com/article/La-doctrine-juridique-pendant-la-Guerre-a-propos-de-Maurice-Hauriou-et-de-Leon-Duguit-1087.html (consulté le 25/07/2018).

Mouranche Marielle (dir.), Et Toulouse pour apprendre : sept siècles d’histoire de l’université de Toulouse, 1229-1969, Toulouse, France, Presses universitaires du Mirail, 2010.

Université de Toulouse, viie centenaire de la fondation de l’université de Toulouse, 1229-1929 : livre d’or, Toulouse, France, Privat, [spécialement p. 72-83], 1931.