Jules Jacquey (1852-1927) : peut-on résister à l’occupant par le droit ?


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La carrière de Jules Jacquey touche à sa fin lorsque la guerre éclate, une carrière qui s’est déroulée exclusivement à Lille depuis qu’il y a été nommé en 1885, année qui a suivi son succès à l’agrégation. Cet ancrage est assez rare pour un natif d’une autre région, en l’occurrence la Haute-Saône. Sans doute faut-il y voir l’effet de son mariage, célébré à Bergues en 1885 car l’épousée est issue d’une famille enracinée dans les Flandres.

En cette fin d’été 1914, effrayés par les rumeurs de barbarie colportées par les réfugiés venus de Belgique, les juristes – magistrats, avocats et professeurs -, ont pris, nombreux, le chemin de l’exode. Au mois d’octobre, seuls quatre enseignants sur les seize que compte la faculté de droit sont restés ou revenus à Lille  : Paul Collinet, Charles Mouchet, Louis Vallas et Jules Jacquey. Leur courage est indéniable.

En effet, déclarée ville ouverte et évacuée dans la confusion le 24 août 1914, Lille est occupée dès le 2 septembre par les troupes ennemies. Elles ne font que passer dans la hâte d’atteindre leur objectif  : Paris. La bataille de la Marne ruine leur projet. Leur retraite est suivie d’une succession de tentatives de contournement de l’adversaire qui conduit les armées belligérantes jusqu’aux plages belges. Lille se trouve sur le trajet de cette «  course à la mer  » et dans les premiers jours d’octobre, la ville et ses faubourgs sont le théâtre de combats acharnés. De violents bombardements détruisent deux mille bâtiments et le centre-ville est livré aux flammes. On dénombre deux cents morts et trois cents blessés parmi la population. La garnison française se rend au soir du 12 octobre. Le lendemain, la 6ème armée bavaroise prend officiellement possession de la ville  : le général von Wahnschaffe adresse aux habitants une proclamation qui se veut rassurante  : l’armée allemande se bat uniquement contre les armées françaises, britanniques et belges, la population n’a rien à craindre dès lors qu’elle s’abstient de tout acte hostile à son égard. Il ne vient à l’esprit de personne qu’un régime d’occupation particulièrement rigoureux s’installe pour quatre ans. D’emblée, l’occupant exige du maire le versement d’une contribution de guerre de sept millions et demi de francs. Le maire de Lille, Charles Delesalle, le préfet, Félix Trépont, l’évêque de Lille, monseigneur Charost, et des conseillers municipaux sont pris en otages et emmenés à la citadelle pour répondre sur leur vie de la sécurité des troupes occupantes. Au cours des semaines qui suivent, les ordonnances contraignantes se succèdent (mise à l’heure allemande des horloges, obligation pour les colombophiles de tuer les pigeons, fermeture des cafés à 22 heures, restriction des déplacements par l’instauration de laissez-passer et d’un couvre-feu), auxquelles s’ajoutent de nouvelles demandes en argent. Ces dernières sont telles qu’au bout de quinze jours, la municipalité dépassée par l’ampleur des exigences de l’occupant, le maire de Lille décide de faire appel aux compétences juridiques de deux professeurs de droit international  : Louis Selosse, professeur à la faculté catholique, avocat au Barreau de Lille et ancien bâtonnier, et Jules Jacquey, professeur à la faculté d’État. Dans le plus grand secret, il leur adresse le 2 novembre 1914, une lettre par laquelle il sollicite leur aide. Ainsi s’exprime-t-il dans celle que Louis Selosse reçoit  :

«  L’administration municipale est l’objet de la part de l’autorité allemande d’exigences journalières et diverses sur la légalité desquelles elle aurait besoin d’être apaisée, afin de pouvoir opposer au besoin le droit à la force, s’il en était besoin.

Elle a pensé qu’elle ne pouvait faire mieux pour être renseignée sur la valeur des dites exigences, que d’avoir recours à des personnes spécialement compétentes.
C’est pourquoi elle s’adresse à vous, comme elle s’adresse à votre collègue de l’université d’État, pour vous prier de vouloir bien lui accorder votre concours, en venant, aussi souvent que vous le pourrez, à la Mairie où les questions qui se posent journellement seront soumises à votre examen.  »

Quelques semaines plus tard, le préfet du Nord exprime également le besoin d’être éclairé, toutefois il ne sollicite que le professeur à la faculté d’État, Jacquey.

Les consultations données par Jacquey au préfet sont conservées aux Archives départementales du Nord. Certaines sont dactylographiées, presque toutes sont manuscrites et d’une petite écriture soignée. La moitié d’entre elles est datée, il est possible de situer les autres dans le temps en se référant aux demandes exprimées publiquement par l’autorité allemande. Les questions traitées s’échelonnent de 1915 à septembre 1918, attestant d’une collaboration continue avec l’administration française tout au long du conflit. La taille des contributions varie de quelques pages à plusieurs dizaines.

Les consultations données au maire de Lille par Selosse et Jacquey, ont été retrouvées dans ses papiers, après sa mort survenue en 1925 et publiées en hommage à leur ancien bâtonnier, par les avocats lillois, en 1927. Jacquey devait en écrire la préface, mais il décède avant d’avoir pu la rédiger, le 12 mars 1927. Les consultations adressées au maire de Lille diffèrent de celles qui sont rédigées pour le préfet. Dans leur présentation, les premières, principalement rédigées par Selosse, portent en titre la question posée par le maire, tandis que les secondes, qui émanent de Jacquey, sont coiffées d’intitulés analogues à ceux des articles publiés dans les revues juridiques ou au libellé de sujets d’examen, en cohérence avec une approche très académique des questions examinées, tant par la structure de l’exposé que par les références précises aux analyses concordantes ou divergentes de la doctrine. Quelques titres de consultations rédigées à différents moments du conflit permettent d’en juger et d’apprécier la diversité des questions traitées par le jurisconsulte  :

  • Sur les sépultures allemandes (décembre 1915),
  • Sur la situation des fonctionnaires français vis à vis de l’occupant vis à vis du droit international (non daté),
  • Le fait pour l’occupant de transporter une partie de la population d’une ville dans un département éloigné pour l’employer aux travaux agricoles est-il conforme au droit international public  ? (non daté)
  • Sur la conservation des biens et droits des militaires absents pour le service de la patrie (loi du 6 mars an V). Le rôle de la municipalité et du ministère public (non daté)
  • Des effets de l’occupation militaire d’un territoire sur l’application de la législation pénale (1917)
  • Sur la situation des dames infirmières de la Croix Rouge française soit vis à vis de la société d’assistance à laquelle elles sont affiliées, soit au regard de l’État allemand (1917)
  • Sur «  les indemnités de cherté de vie  » au profit des fonctionnaires de l’État dans le département du Nord (1918)
  • A propos d’arrêtés municipaux portant réquisitions soit de chevaux, soit de légumes (quelques considérations tant sur l’inviolabilité de la propriété des meubles au regard de l’administration que sur les pouvoirs et moyens d’action des autorités administratives (1918)
  • Sur la situation des agents classés de la Compagnie de chemin de fer du Nord maintenus à Lille après la mobilisation (1918).

Si le préfet du Nord et le maire de Lille avaient eu connaissance des appréciations portées sur Jacquey dans les années qui ont précédé le conflit, par le doyen de la faculté, Eustache Pilon, l’auraient-ils sollicité  ? Tout en concédant son sérieux et sa conscience professionnelle, il note en 1911 et 1912 dans son dossier de carrière  : «  M. Jacquey n’apporte pas à l’enseignement du droit international dont il est chargé, la méthode de la science que, pour cet enseignement, on ne rencontre que chez un petit nombre de spécialistes  ». La guerre offre à Jules Jacquey l’occasion de sortir de la théorie pour aborder le droit international en praticien et d’acquérir dans cette discipline une véritable expertise.

Tout au long de l’occupation, Selosse et Jacquey, lesquels professent dans des facultés alors en grande rivalité, collaborent ensemble à la mission patriotique qui leur est confiée pour fournir aux autorités administratives françaises les arguments juridiques tirés du droit international, qu’elles opposeront ensuite à l’autorité d’occupation pour tenter de limiter ses exigences. Les deux hommes, outre qu’ils ont à peu près le même âge, 60 et 62 ans, ont aussi en commun l’inquiétude d’avoir un fils au front  : parce qu’ils sont en zone occupée, ils ne recevront aucune nouvelle, ni bonne, ni mauvaise, pendant tout le conflit. Ils ignorent donc que les deux combattants ont perdu très vite la vie, à dix jours d’intervalle, tous deux dans la Marne. Paul Jacquey disparait aux combats du Bois de la Gruerie, le 24 septembre 1914 et Louis Selosse est tué le 3 octobre 1914 à La Neuvillette près de Reims. Jules Jacquey ne saura rien avant longtemps de la mort de son fils. Son décès et la date présumée de celui-ci ne seront officialisés que le 20 mai 1920 par un jugement du tribunal de Lille.

On peut penser que Jacquey n’est pas serein lorsqu’il répond à la double sollicitation du maire et du préfet. S’occuper l’esprit et œuvrer au bien commun sont des dérivatifs puissants et Jacquey ne ménage pas sa peine. La rentrée universitaire, maintenue malgré les circonstances difficiles et le faible nombre d’étudiants – quatorze -, le conduit à assurer des cours bien au-delà de ses obligations professorales. Les consultations qu’il rédige s’ajoutent à cette activité, de telle sorte que Jacquey n’a probablement pas une minute à lui. Il accepte cependant la charge de doyen lorsque Charles Mouchet est déporté en Allemagne. Ce dernier, à l’issue du conflit, fera son éloge dans le rapport sur les activités de la faculté de droit qu’il présente au titre de l’année 1921-1922  : «  Monsieur Jacquey qui a été l’homme du devoir pendant la paix, l’a été également pendant la guerre. Ayant rejoint son poste au commencement d’octobre 1914, il y resta jusqu’à la fin de l’occupation allemande et donna pendant les quatre années que dura cette occupation toute la mesure de son caractère. Malgré une santé assez fragile, il triplait sa tâche pour assurer l’enseignement aux élèves et accomplissait en souriant, malgré de douloureuses angoisses, les charges les plus variées et les plus lourdes. Ses consultations approfondies de droit international public étaient mises à profit par l’Autorité administrative dans les conflits auxquels donnait lieu l’occupation allemande.  »

Dans les premiers mois de l’occupation, les conseils juridiques de Jacquey et Selosse contribuent efficacement à poser des bornes aux exigences de l’occupant qui s’étonne de la science juridique du maire  : un témoin rapporte que les représentants de l’autorité allemande à Lille, – le général von Heinrich et le général von Graevenitz -, se seraient plusieurs fois exclamé  : «  Votre maire est un homme universel  ! Est-il fort en droit international  !  » Amusé en façade, agacé en réalité, l’occupant ne réagit pas toujours avec humour, le ton peut s’avérer grinçant  : à la lettre de novembre 1914 exprimant le refus du maire de mettre à disposition de l’autorité allemande des ouvriers payés par la ville, le général von Heinrich répond personnellement, en français  : «  Je prie la mairie de s’abstenir de toute critique contre de telles décisions à l’avenir. Elles pourraient être prises comme des provocations et avoir comme réponse des punitions pour l’avenir.  » Malgré la menace qui pointe derrière ces paroles, la réaction de dépit qu’elles révèlent n’est pas sans plaire aux responsables français, d’autant qu’elle se répand dans la population et met un peu de baume au cœur des occupés. Maria Degruytère écrit dans son journal en juin 1915  : «  On veut obliger le maire de Lille à faire travailler pour les allemands, il écrit une lettre magnifique pour refuser  ». Plus encore, la réputation de résistance juridique de la municipalité lilloise inspire et encourage les maires d’autres villes du département comme Fourmies et Cambrai à adopter une attitude similaire bien qu’ils ne bénéficient d’aucune aide juridique.

Il est cependant très périlleux de résister à l’occupant. Pour s’être opposé à lui chaque fois qu’il l’estimait nécessaire, Charles Delesalle est interné plusieurs fois à la citadelle avant d’être désigné pour faire partie du convoi des otages lillois déportés au camp d’Holzminden. Il y est interné du 1er novembre 1916 au 27 avril 1917 et en revient très affaibli. Il ne fait aucun doute que si les Allemands avaient eu connaissance de l’identité des auteurs des consultations données au maire et au préfet, ils auraient subi le même sort que le maire de la ville, car, même sans raison particulière, les professionnels du droit constituent tout au long du conflit, un contingent privilégié d’otages.

Les archives nous livrent vingt consultations rédigées par Jacquey en réponse aux interrogations du préfet, lequel par l’effet des événements militaires ne peut plus exercer sa mission dans les conditions normales. La situation s’avère inédite  : d’une part, les communications avec sa hiérarchie étant rompues, il lui faut assumer seul la prise de décisions et, d’autre part, il doit se situer par rapport à l’occupant avec lequel s’impose un modus vivendi. Les autorités françaises craignent en fait au plus haut point d’être, à l’issue de l’occupation, accusées d’avoir été trop complaisantes à l’égard de l’occupant, voire d’avoir collaboré. Cette crainte vire à la psychose du crime de trahison envers la patrie. Réprimé par l’article 77 du Code pénal, qui intègre l’expérience du précédent de 1870, cet article assimile au crime de trahison la situation dans laquelle des secours seraient apportés aux soldats ennemis  : secours en hommes, en armes, en argent ou en vivres. En 1914, l’imaginaire national est celui de l’occupé susceptible de trahir sa patrie. Dès lors, on comprend pourquoi le préfet du Nord et le maire de Lille se montrent tellement soucieux de résister à l’occupant, mais aussi de justifier par le droit leur positionnement à l’égard de ce dernier.

L’occupation n’est certes pas une situation nouvelle pour les populations du Nord qui depuis des siècles en ont fait régulièrement l’expérience, l’occupation prussienne de 1870, très mal vécue, occupe encore les souvenirs. Mais en 1914, les conditions dans lesquelles elle doit se dérouler ne relèvent plus seulement d’un droit des gens imprécis en la matière, mais de normes inscrites dans des conventions, aux obligations desquelles les États ont accepté de se soumettre, à La Haye, dès 1899. La convention de 1907 les a reprises sans les modifier et il suffit donc de se reporter à ce droit de l’occupation pour régler toutes les questions pouvant se poser quotidiennement dans les rapports entre occupant et occupés. En théorie du moins, car ce nouveau droit de l’occupation n’ayant pas encore trouvé à s’appliquer, ouvre à interprétation, d’autant qu’à La Haye les discussions ont été vives avant d’aboutir à la rédaction des articles les plus sensibles  : les articles 42 et 43 définissant l’occupation et les devoirs de l’occupant, 48 et 49 sur les contributions de guerre pour les besoins de l’armée d’occupation et ceux de l’administration des territoires occupés, 52 et 53 sur les réquisitions et les saisies. Ceci explique pourquoi dans leurs consultations, Jacquey et Selosse s’attachent à revenir sur la genèse des articles qu’ils invoquent, remontant aux débats soulevés à la conférence de Bruxelles de 1874 pour relever notamment la position des délégués allemands. Les réticences que ces derniers ont, à l’époque, exprimées se retrouvent, selon eux, dans les demandes de l’occupant et notamment l’idée générale selon laquelle les nécessités de la guerre justifient de sortir du droit.

La consultation «  Sur l’ordonnance allemande du 16 juillet 1916 concernant la consignation et la saisie des articles de ménage ou autres, composés de cuivre, étain, nickel, etc.  » est celle qui nous renseigne le mieux sur la manière dont Jacquey envisage les problèmes posés par l’occupation. II répond en 44 pages que trois points de vue sont à considérer  : celui de la conscience, de la morale et du droit naturel, celui du droit international public et celui du patriotisme, ce dernier point étant développé sur 18 pages justifie que l’on s’y arrête. Si le préfet peut, selon Jacquey, en conformité au droit international, s’opposer à la demande allemande, il estime que c’est sur un autre terrain, celui du patriotisme que la question doit être posée  : «  voilà la seule question et toute la question… la déclaration des cuivres sera-t-elle utile ou nuisible aux intérêts de notre patrie, aura-t-elle pour résultat de servir ou de desservir les intérêts de la France  ?  » Jacquey enchaîne sur une longue comparaison des avantages et inconvénients respectifs de la déclaration et du refus de déclaration des cuivres pour conclure que d’un point de vue pragmatique, il vaut mieux accepter de les déclarer parce que la déclaration limitera, grâce aux possibilités d’omissions, la fourniture de métaux dont il est certain qu’ils serviront à la fabrication d’obus destinés à tuer des soldats français. Cette attitude tombe-t-elle sous le coup de l’article 77 du Code pénal  ? Jacquey ne l’estime pas car cet article met sur la même ligne la fourniture d’armes à l’ennemi et la fourniture en vivres, à laquelle sont contraints les occupés en versant des contributions de guerre pour l’entretien des troupes de l’occupant. Il n’est pas de place, selon lui, pour un patriotisme de mots, de sentimentalité  : «  Le temps de guerre n’est pas un temps où l’on puisse sans danger se laisser convaincre par des mots, se laisser conduire par des sentiments ou du moins uniquement par des sentiments… Pour vaincre, il ne suffit pas d’enflammer les cœurs et d’opposer à l’occupant une résistance passive  ». Comme le feu et la tempête, ajoute-t-il, la guerre est une force à laquelle on ne saurait résister, sinon dans une certaine mesure et par les moyens appropriés, en sachant faire la balance de ce qui est à préserver et à sacrifier. «  Le meilleur patriotisme est le patriotisme pratique qui se préoccupe de produire des résultats utiles à la patrie  ». En conclusion, il engage finalement le préfet à ne pas s’opposer à la déclaration des métaux.

Cette conclusion n’est-elle pas un peu étonnante de la part d’un juriste censé conseiller par référence au droit international  ? Répondre par l’affirmative serait ignorer le contexte. Dans les premiers mois de l’occupation, opposer le droit à l’occupant freine le rythme de ses exigences. Ainsi, en juin 1915, l’autorité allemande demande aux industriels lillois de fabriquer des sacs de sable. Supposant que ces sacs sont destinés aux tranchées allemandes, ils arrêtent leurs usines en signe de refus. Ils sont alors convoqués, sommés de donner la liste de leurs ouvrières et le gouverneur de Lille exige ensuite du maire qu’il intervienne auprès de la population pour qu’elle accepte de confectionner les sacs à domicile. Le maire appelle à l’aide les deux juristes, car il craint que la fabrique des sacs contribue à l’effort de guerre allemand. Quatre jours plus tard, Jacquey rédige une réponse de 11 pages, cosignée par Selosse. En trois parties, avec des références précises aux textes et à la doctrine, la consultation fournit au maire l’argumentation solide qui lui permet en droit de s’opposer à l’exigence allemande. À Roubaix, se heurtant au même refus, l’occupant à titre de sanction, interne en Allemagne l’industriel et maire de la ville, Eugène Motte, lequel s’était drapé dans le droit en l’invoquant, mais sans opposer une argumentation précise.

En 1916, la guerre est devenue totale, sans limite quant aux moyens pour la gagner. L’Allemagne souffre dramatiquement pour s’approvisionner en armes et nourrir sa population, du fait du blocus allié qu’elle n’a pas réussi à forcer malgré une guerre sous-marine à outrance. Le blocus, contesté sur le plan du droit avant la guerre, est malgré tout légal  ; la Grande-Bretagne s’étant toujours opposée à ce qu’il soit mis hors la loi, il n’a jamais été prohibé. N’ayant d’autre choix, l’occupant prélève donc sur la population des territoires occupés ce qu’il ne peut obtenir par ailleurs. La situation matérielle des occupés s’en trouve aggravée et il n’est pas étonnant qu’un certain scepticisme conduise alors Jacquey à chercher ailleurs que dans le droit la solution au problème qui lui est soumis.

Si Jacquey avait des espérances sur la capacité du droit international à endiguer la guerre, il semble les avoir perdues en 1916. Selosse partage ce scepticisme. Il l’exprime dans une consultation adressée au maire en janvier 1917 à propos des argumentations qu’il vient de développer  : «  Convaincront-elles les représentants de l’autorité militaire  ? Je me permets d’en douter. Vous savez combien le droit international est flottant… vous savez aussi comme il est difficile de toucher aux prétendus droits de l’occupant et de ne pas éveiller les susceptibilités toutes les fois qu’on a l’air de mettre en discussion des prérogatives dont il est le seul appréciateur.  ». Dans l’affaire en question, il conseille au maire de se référer au droit civil allemand, «  parce que sur ce terrain, on peut espérer sinon le convaincre, au moins l’embarrasser et gagner du temps en le mettant aux prises avec des textes dont il ne pourrait contester la légalité puisqu’ils sont tirés de sa propre législation  ». Désillusionnés, Jacquey, comme Selosse, continuent à conseiller le préfet et le maire, avec sagesse et pragmatisme davantage qu’avec le droit, jusqu’à la libération de la ville le 17 octobre 1918.

Annie Deperchin, Chercheur associé Centre d’Histoire judiciaire (UMR 8025), Université de Lille, Centre international de recherche de la Grande Guerre


Indications bibliographiques

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Dormard Serge, «  L’enseignement juridique et le corps professoral de la faculté de droit de Lille, du Second Empire à la première guerre mondiale  », dans Revue du Nord, vol. 384, no 1, 2010, p. 127‑167.

Horne John N. (dir.), Vers la guerre totale : le tournant de 1914-1915, Tallandier, Paris, France, 2010.

Selosse Louis, Guerre de 1914-1918. Occupation de Lille par les Allemands. Consultations données à la mairie de Lille par Louis Selosse, ancien bâtonnier de l’Ordre des avocats de Lille, doyen et professeur de droit international à la faculté libre de droit de Lille, avec le concours de M. Jacquey. Doyen honoraire et professeur de droit international à la faculté d’État de Lille, Paris, France, Recueil Sirey, 1927.

Vandenbussche Robert, «  Lille dans la main allemande  », dans Cahiers Bruxellois-Brusselse Cahiers, vol. XLVI, no 1F, 2014, p. 109‑123.