Des usages de la guerre dans la controverse publiciste


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Les prises de position doctrinales des juristes sont directement impactées par le conflit. Une double relecture de la pensée juridique s’effectue  : du fait de la guerre, par la redécouverte et la mise en avant de l’opposition radicale de la doctrine française et allemande du droit et de l’État, mais aussi par rapport à la guerre, selon une entreprise de labellisation et de dénégation de certains engagements théoriques qui peuvent être diabolisés à partir de leur parenté supposée avec la doctrine d’outre-Rhin. Les clivages sont dans ce cas réinterprétés en se servant des passions et de l’affectivité générées par le conflit.

Si, sous le premier aspect, la doctrine juridique est donc clairement instrumentalisée au service de la victoire de la nation, sous le second, c’est au contraire le contexte même de la guerre qui est savamment utilisé, tantôt pour corroborer une opposition doctrinale tantôt pour promouvoir un positionnement théorique, si ce n’est politique.

Les deux doyens des facultés de droit de Paris et de Toulouse, Ferdinand Larnaude et Maurice Hauriou contribuent à ces usages différenciés de la guerre. L’on se propose ici de revenir brièvement sur quatre types d’usages, singularisés à partir de quelques-unes de leurs publications et citations choisies.

Réinterpréter les oppositions de la doctrine allemande et française du droit et de l’État

La guerre est l’occasion pour les juristes de brandir l’opposition à la théorie allemande absolutiste, celle d’un État omnipotent dont la seule et unique contrainte proviendrait de sa propre auto-limitation et non de sa soumission à un droit externe puisque c’est l’État lui-même qui donne corps au droit. Cette dénonciation trouve publiquement sa traduction dans le slogan politique selon lequel, pour les Allemands, la «  force prime le droit  ».

Le doyen de la faculté de droit de Paris, Ferdinand Larnaude fustige «  cette autre monstruosité juridique, la théorie du droit de nécessité (notrecht), qui autorise, selon lui, tout ce que l’intérêt réclame, et par laquelle un illustre universitaire allemand justifiait récemment encore, la violation de la neutralité de la Belgique, théorie devant laquelle aucune sécurité, ni pour les individus, ni pour les peuples, ne peut plus être garantie  ». La théorie du but ne conduirait quant à elle qu’à légitimer les exactions de l’armée : «  théorie qui, appliquée par les hommes d’État et par les théoriciens militaires allemands à la guerre, a pour conséquence logique que la guerre ne saurait être conduite d’une manière contraire à ses fins, ces fins étant l’épouvante, la terreur, le désespoir jetés dans la population et brisant tout élan national, légitimant ainsi, rendant “scientifiquement nécessaires” les plus abominables atrocités ?  » (PV compte rendu, faculté de droit de Paris, AN, AJ16/ 1799, Assemblée du 30 sept. 1914, p. 105-106).

La simplification de cette diatribe du «  droit contre la force », n’échappe pourtant pas au doyen de la faculté de droit de Paris. Il est intéressant sur ce point de noter la divergence de positionnements selon les supports, entre les écrits doctrinaux au sein d’articles de revues scientifiques et les prises de position publiques dans des discours parfois simplificateurs, prononcés parfois au sein des facultés, mais destinés à être mobilisateurs car largement reproduits à l’extérieur. La dénonciation du droit de la force est à reconsidérer à partir des nuances à apporter entre d’un côté, une théorie téléologique du droit de la force (le but à atteindre définit la règle de droit) qui n’est d’ailleurs pas assimilable à l’assertion selon laquelle la «  force prime le droit  », et de l’autre la «  force du droit  » nécessaire à la reconnaissance de la justice. Car l’aggiornamento allemand du xixe siècle ne peut être compris comme une définition de la force en tant que but du droit, de «  la force pour la force  » en quelque sorte. Mais il mérite surtout d’être envisagé du point de vue de la substitution «  de la force à la raison comme principe premier du droit  » (le droit-combat), tel qu’il ressort de la théorie d’Ihering. Son ouvrage maître Der Zweck im Recht en est alors à sa cinquième édition en 1916.

Ferdinand Larnaude présente très clairement cette ambivalence politique et juridique de la théorie allemande. Selon lui, loin d’affirmer uniquement «  […] que c’est la force qui non seulement prime le droit – ce qui est, hélas ! toujours possible, ce qui suppose en tout cas que le droit subsiste, momentanément impuissant, subjugué provisoirement par elle, – mais ce qui est bien différent, que c’est la force qui crée le droit, qui se confond avec lui !  » (ibid.). Il rejoint sur ce point la lecture de Georges Ripert, alors jeune professeur à la faculté de droit d’Aix, qui précise dans un article : «  On a bien souvent reproché à Bismarck la fameuse parole : la force prime le droit. Juriste plus subtil, il aurait dit : la force c’est le droit  » (Revue internationale de l’enseignement, 1915, p. 177.)

Ces nuances à apporter sur l’essence même de la doctrine juridique allemande, s’accompagnent des divergences sur la parenté et la genèse des théories rendues responsables. Chez le toulousain Maurice Hauriou, la guerre sert alors aussi de contexte illustratif dans sa volonté de promouvoir l’enseignement du droit naturel dans les universités françaises.

Promouvoir la doctrine du droit naturel classique à la lumière du conflit

Puisque comme le prône Maurice Hauriou, «  à une doctrine il faut en opposer une autre  » (Le Correspondant, 25 sept. 1918, p. 919), la guerre met au jour la nature fondamentale de l’opposition entre le droit naturel et le positivisme.

Dans les pages du Correspondant, revue du catholicisme libéral, le doyen de la faculté de droit de Toulouse signe un article virulent au sein duquel il fustige les triples méfaits du «  nationalisme juridique  », du «  brigandage juridique  » que constitue l’identification du droit et de la force, ainsi que du «  collectivisme juridique  », déjà présenté par son jeune collègue Georges Ripert, comme la méprise de la vie organique réelle de l’État. «  Nous les Alliés, qui nous battons pour la justice et la liberté, écrit-il, il faut que nous sachions que c’est le drapeau du droit naturel immortel que nous relevons […]  » (ibid., p. 913). Cette opposition est alors énoncée également par d’autres juristes dans des articles de presse  : William Loubat, correspondant de l’Institut et procureur à Lyon dénonce «  les plus capitales violations de ce qu’on appelait autrefois les “lois divines et humaines”  » dans les pages du journal Le Temps, en novembre 1914.

Mais bien plus, l’opposition à la doctrine allemande est l’occasion pour Maurice Hauriou de promouvoir le jusnaturalisme classique face à celui des modernes. La thèse émise est celle d’une déviance initiée par la pensée allemande. «  Pendant plusieurs siècles les allemands se sont posés en champions du droit naturel, ils l’ont cultivé, prôné, accaparé. En réalité, ils étaient ses pires ennemis. Ils viennent de jeter le masque et de le renier ouvertement. Mais dès le xviie siècle ils l’avaient trahi, ils l’avaient fait dévier de son contenu  », écrit le doyen Hauriou (ibid., p. 913). Selon lui, les méfaits du militarisme allemand sont étroitement liés à l’abandon des principes immuables par ces mêmes allemands qui étaient déjà à la source de cette perversion du droit. Le «  coup mortel  » porté à la doctrine du droit naturel le fut «  par la faute de l’Allemagne qui s’y est reprise à deux fois pour consommer la ruine de son adversaire, au xviie et au xixe  » poursuit-il (ibid., p. 919-920).

Maurice Hauriou s’accorde alors avec la démonstration d’Otto Gierke qui entendait démontrer que la paternité de la fondation de l’école du droit de la nature et des gens revenait au jurisconsulte allemand Johannes Althusius au détriment du hollandais Grotius. Cela lui permet d’étayer sa propre démonstration selon laquelle «  la laïcisation du droit naturel est l’œuvre de l’Allemagne  » : un maître allemand ne le concède-t-il pas lui-même ? «  On peut d’autant mieux le lui concéder, écrit-il, que Pufendorf et Wolf, qui reprirent l’œuvre d’Althusius et de Grotius, sont encore deux allemands  » (sic). Reconsidérer dans le cadre du débat national cette thèse offre une mise en cause de la faiblesse doctrinale française que Maurice Hauriou oppose à la vitalité des doctrines juridiques allemandes. «  Hélas ! Nous ne savons plus, poursuit-il. Nous avons conservé la foi instinctive, mais nous avons perdu la foi éclairée. Dans nos universités, les chaires sont muettes sur le droit naturel  ». Un savant retour aux enjeux du conflit permet ainsi d’incriminer ce droit «  naturel à contenu variable  » que prône la nouvelle génération de juristes.

Si d’aucuns ont pu ainsi voir en Jean-Jacques Rousseau le héraut des valeurs universelles et de défense des principes individualistes et d’opposition au droit de la force, pour Maurice Hauriou le contractualisme rousseauiste n’est que la résultante de l’inclinaison issue de l’école du droit de la nature et des gens, puisqu’elle fonda un «  individualisme optimiste  » (issu lui-même de l’état de nature) faisant de la société politique un artefact issu de l’accord des volontés. Or, selon ce dernier, c’est bien, a contrario, dans «  l’espèce humaine  » que doit être trouvée la solution doctrinale puisqu’en tant que «  fondement du droit  » elle est la garantie de l’universalité et de la fixité de ses principes. Il se réfère pour sa part à la «  tradition sacrée  » à base d’«  individualisme pessimiste  », non cette fois-ci sans un rapport implicite au thème chrétien de la chute, si cher au doyen Hauriou.

Instrumentaliser la guerre dans les divergences doctrinales  : la controverse Berthélemy – Hauriou de 1916

Ce phénomène de contextualisation des débats se voit étayé par la polémique qui survint en 1916 entre les professeurs Berthélemy et Hauriou cette fois-ci dans les pages d’une revue scientifique, formellement à partir des divergences sur «  le fondement de l’autorité politique  » (Revue de droit public, 1915, p. 672).

La controverse fait suite à la parution au sein de la Revue du droit public et de la science politique d’un article du juriste parisien à la fin de l’année 1915 dans lequel il reprochait à son collègue de Toulouse «  d’être un partisan convaincu de la doctrine allemande de la souveraineté subjective de l’État  » (Revue de droit public, 1916, p. 20). Elle se présente sous la forme d’un échange épistolaire reproduit par la revue.

Si Maurice Hauriou concède de manière laconique la bienveillance des intentions de son contradicteur, il se défend vigoureusement des accusations portées à son encontre. Il entend surtout rappeler que «  ce contresens  » revêt «  dans les circonstances présentes, quelque chose de particulièrement déplaisant  » et qui l’oblige à «  protester  ». Il se défend de n’avoir jamais adopté la doctrine de la Herrschaft qu’il a au contraire combattue, notamment à travers «  l’édification d’une théorie objective de l’institution politique  ». «  Ce que M. Duguit a essayé par la théorie de la règle de droit, précise-t-il, je l’ai essayé par celle de l’institution corporative, et l’une des tentatives est aussi objective et aussi anti-allemande que l’autre  !  » A contrario des théories de Léon Duguit, l’accord a minima entre Berthélemy et Hauriou réside en fait dans la persistance nécessaire d’un subjectivisme mais dont il reste encore à déterminer le domaine d’application.

La réplique à la réponse de Maurice Hauriou éclaire sur l’enjeu du débat. Car la question dévie immanquablement en une divergence entre d’une part, ceux qui entendent limiter la personnalité juridique des administrations publiques au seul domaine de la personnalité privée, comme le préconisaient les premiers maîtres du droit administratif de la fin du xixe siècle, et ceux d’autre part, tel Maurice Hauriou, qui entendent utiliser la distinction entre les matières administratives où la personnalité subjective de l’État est possible, et les matières constitutionnelles où elle ne l’est pas. Plutôt qu’une interrogation sur le «  fondement de l’autorité politique  » et sur son rapport à la «  théorie de source allemande  » qui en fait «  l’exercice des droits subjectifs de la personne État  », l’opposition se résume donc en fait à des «  distinctions quant à l’emploi de la personnalité subjective dans le droit public  ».

Par-delà la question de la fiction de la personnification de l’État-personne morale, détenteur de droits subjectifs, se révèle la teneur véritable de l’opposition et le sens de la querelle. Loin de relever d’une interrogation purement théorique sur le quelconque fondement de l’autorité politique, elle porte sur les critères mêmes de définition du droit administratif. La controverse oppose, la vieille garde, qui préconise la pérennité du recours à la distinction entre «  actes d’autorités  » et «  actes de gestion  » comme le fait Henry Berthélemy, et les partisans de la théorie de la personnalité de la puissance publique, tel Maurice Hauriou (bien que dans une moindre mesure pour ce dernier, puisque ne le concédant que pour l’exercice des droits administratifs et non pour l’organisation étatique en elle-même). De ce point de vue, l’adoption supposée des théories allemandes par Maurice Hauriou, pourtant présentée initialement comme à la source de la querelle, apparaît en réalité comme tout à fait secondaire, simple prétexte contextuel savamment utilisé face au véritable enjeu que constitue pour Henry Berthélemy le combat mené contre une remise en cause des anciens critères d’autonomisation du droit administratif  : un combat pourtant d’ores et déjà perdu à la veille de la Première Guerre mondiale (voir sur ce point le chapitre 5 des transformations du droit public de Léon Duguit, 1913).

Politiser la théorie de l’État  : hégémonie pangermaniste et socialisme d’État

Le contexte du conflit peut être également l’occasion d’une instrumentalisation plus directement politique, par la mise en jeu des théories individualistes et socialistes à partir de la corrélation cette fois envisagée entre l’hégémonie pangermaniste et le socialisme d’État. Sous le couvert d’une critique de la doctrine allemande d’un État omnipotent et autolimité, c’est la présentation du danger du collectivisme et son inscription dans le débat national qui sont incidemment effectuées.

La qualification et l’amalgame sont d’ailleurs exposés de manière ambivalente, la politique pangermaniste serait considérée tantôt comme le fruit du collectivisme, — ce «  patriotisme qui est collectiviste autant qu’il est allemand  » —, tantôt comme son instigateur, — l’Allemagne vue comme le «  foyer de la doctrine du collectivisme marxiste  » selon Maurice Hauriou (Le Correspondant, p. 916-917). Sous le terme générique de «  collectivisme juridique  » est ainsi condamnée la doctrine qui fait de l’individu non plus une finalité, mais un moyen au service de l’État. Liberticide, puisque l’individu participe à sa puissance en tant que simple rouage, Maurice Hauriou qualifie l’organisation allemande de collectivisme «  pratique  », car émanant de l’État (par «  en haut  ») et non du peuple, et le définissant beaucoup plus comme un pouvoir de contrôle que véritablement de direction. Économique, politique, et même sociale cette centralisation s’avère absolue. Ce dernier dénonce ainsi la collusion du «  monde du travail  » et du gouvernement allemand, la sécurité matérielle via les lois sur les retraites ou sur les assurances n’apparaissant à ses yeux que comme la contrepartie d’un assujettissement des syndicats et des groupes politiques. «  Leur nation satisfait à leur idéal. C’est ainsi que les forces des organisations ouvrières se sont associées aux forces de l’empire, que les socialistes allemands ont travaillé à la révolution russe, à l’aventure de la conférence de Stockholm et que Scheidermann et Lénine sont devenus des agents de Guillaume.  » (ibid.)

Quelques mois après la révolution d’Octobre, l’amalgame ainsi effectué entre le danger pangermaniste et le péril bolchevik, suivant l’idée selon laquelle «  pour les collectivistes marxistes du monde entier, l’Allemagne est une sorte de Mecque  » vise par là même à préciser cette collusion des ennemis de l’extérieur et qualifie le nouvel enjeu du conflit, la guerre contre l’Allemagne devenant aussi, in fine, une lutte libérale contre le collectivisme étatiste.

Marc Milet, maître de conférences HDR en science politique (université Paris-Panthéon-Assas –
CERSA CNRS UMR 7106)


Indications bibliographiques

MiletMarc, Les professeurs de droit citoyens : entre ordre juridique et espace public, contribution à l’étude des interactions entre les débats et les engagements des juristes français (1914-1995), [Chapitre 1 : 1914-1918], Thèse de doctorat, soutenue à l’Université Panthéon-Assas, 2000, 791 p. (dactyl.).

Sawicki Gérald, « Le droit prime la force : réalités et limites d’un principe républicain sous la Troisième République », dans Annie Stora-Lamarre, Jean-Louis Halpérin, Frédéric Audren (dir.), La République et son droit, 1870-1930, « Annales littéraires de l’université de Besançon », Besançon, France, Presses universitaires de Franche-Comté, 2011, p. 263‑280.

Stora-Lamarre Annie, « La guerre au nom du droit », dans Revue d’histoire du xixe siècle. Société d’histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du xixe siècle, no 30, 2005, http://journals.openedition.org/rh19/1017 (consulté le 25/07/2018).

«  Dossier ‘La guerre du droit. 1914-1918’  », dans Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, no 23, 2005, https://www.cairn.info/revue-mil-neuf-cent-2005-1-p-5.htm (consulté le 10/07/2018).

«  Dossier ‘Les facultés de droit et la Grande Guerre’  », dans Revue d’histoire des facultés de droit et de la science juridique, no 35, 2015, https://hid.hypotheses.org/262 (consulté le 10/07/2018).

«  Dossier ‘Le droit public et la Première Guerre mondiale’  », dans Jus politicum : revue de droit politique, no 15, 2016, http://juspoliticum.com/numero/Le-droit-public-et-la-Premiere-Guerre-mondiale-67.html (consulté le 10/07/2018).