Des étudiants américains à la faculté de droit de Toulouse


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Shoulder arms. Le film de Charlie Chaplin sorti aux États-Unis le 20 octobre 1918, met en scène Charlot tentant de suivre un entraînement dans un camp de l’armée. Le soir venu, il s’endort. On le retrouve dans une tranchée en France partageant l’attente et le désœuvrement de ses compagnons d’infortune. Il se porte volontaire pour une mission d’espionnage. Il en revient en héros, sauveur d’une jeune française et ayant capturé le kaiser Guillaume II, le maréchal Hindenburg et le kronprinz.

Charlot n’est pas un inconnu pour les poilus lorsque son film sort en France le 20 avril 1919 (Charlot soldat). En 1915 au bois de la Vache (Somme), le suisse Frédéric Louis Sauser alias Blaise Cendrars, alors qu’il était engagé dans l’armée française comme volontaire étranger puis dans la Légion étrangère, raconte ses compagnons lui faisant découvrir le burlesque de Charlot jusqu’à ce qu’il se rende en permission à Paris pour se précipiter «  dans un petit cinéma de la place Pigalle […]  »  :

«  Je riais comme quatre…

— Hé  ! soldat, on ne rit pas comme ça, c’est la guerre  ! me dit en me frappant sur l’épaule un digne monsieur de l’arrière.

— Je me retournai pour lui envoyer mon poing en pleine figure.

— Dieu  ! quelle blague  !…

— Et je terminai ma nuit de permission au commissariat de Pigalle  ». (Trop c’est trop, Paris, Denoël, 1957, réimpr. in Œuvres complètes, t. 8, Paris, Denoël, 1965).

En avril 1919, les Français qui peuvent visionner le film de Charlot sont aussi, comme à Paris et à Toulouse, au possible contact de soldats américains démobilisés qui suivent alors des cours entre mars et juin. Deux ans plus tôt, le 6 avril 1917, les États-Unis avaient abandonné officiellement leur credo, «  He kept us out of war  », en déclarant la guerre à l’Allemagne. Le président Woodrow Wilson envoie sur le Vieux Continent des troupes placées sous les ordres du général John Pershing. Les Sammies sont alors décisifs au cours des combats du printemps 1918 lors de la seconde bataille de la Marne puis à l’automne 1918 durant l’offensive Meuse-Argonne.

Dès l’entrée en guerre de leur pays, des universitaires américains se mobilisent aussi pour soutenir ceux partis en Europe. L’American University Union est instituée au début du mois de juillet 1917. Au soutien des jeunes américains afin qu’ils puissent poursuivre leurs études pendant et après le conflit, elle souhaite aussi favoriser le développement de relations universitaires. Elle en exprime la volonté en octobre 1917 («  Although organized to meet war needs it is the hope of its founders that the Union may prove a permanent institution helping, in co-operation with other organizations, to attract American college men to France for graduate study, and to serve as an agency for cultivating a better understanding of the United States in France and other European countries »), et de nouveau en juin 1918, désireuse d’encourager « the attendance and advancing the welfare of American students at the representative universities of France, Great Britain and Italy ». À partir de février 1918, l’interlocuteur français privilégié est l’Office national des universités et des écoles françaises (ONUEF) dirigé par l’historien Charles Petit-Dutaillis (1868-1947). Ancien diplômé de l’École des hautes études, chartiste et professeur d’histoire médiévale à l’université de Lille, il est à la tête de cette association de 1917 à 1936. Il sollicite les universités françaises pour l’accueil des futurs étudiants démobilisés.

Le conseil de l’université  de Toulouse dans son rapport annuel pour l’année 1918-1919 précise quelle a été sa réponse et sa mobilisation (bibliothèque universitaire de Toulouse, 90 227). Quelques 20 pages relatent l’ensemble des préparatifs, des enseignements organisés, des activités estudiantines et le départ des soldats démobilisés. Cet engagement de l’université de Toulouse lui permet de se délivrer un satisfecit car «  elle avait fait tout ce qui dépendait d’elle, non seulement pour instruire des choses de notre pays ces représentants de la grande nation américaine, mais encore pour leur faire aimer la France, et elle avait le sentiment d’y avoir réussi  » ainsi elle «  a semé [du grain dont] sortira une moisson dont profiteront la grandeur et la sécurité de la France de demain  » (Rapport, 1918-1919, p. 70). C’est alors l’une des manifestations de la volonté collective exprimée par le conseil de l’université  d’œuvrer «  à […] l’expansion française à l’étranger  ». Un bilan est ainsi dressé des relations avec les universités étrangères, la section toulousaine de l’Institut français de Madrid, les relations avec l’Italie et le Portugal, les projets d’Institut normal d’études françaises pour former les maîtres de français hors de France ou bien encore les cours de vacances pour étrangers à Bagnères-de-Bigorre, la réception de personnalités étrangères ainsi que de missions anglaise et américaine. Il s’agit de «  faire regagner à l’influence française à l’étranger le terrain que, dans presque tous les domaines, elle avait peu à peu perdu avant la guerre, l’étendre au-delà de ses anciennes limites  ». Invitées par Petit-Dutaillis à faire des propositions pour l’enseignement proposé aux «  soldats-étudiants  », les quatre facultés à Toulouse (Droit, Lettres, Sciences, Médecine et Pharmacie) sont félicitées par lui le 23 octobre 1918 tant il estime «  excellent  » le projet présenté sur le site toulousain. Il est convenu, en relation étroite avec les représentants américains (Amercian University Union et Army Educational Commission de la Young Men’s Christian Association), d’envoyer à Toulouse, sur les 5 000 soldats concernés, quelques 1 560 d’entre eux du 1er février à la fin mai 1919. Ils sont en définitive 1 223 à rejoindre les bancs des facultés toulousaines s’ajoutant aux 1 163 étudiants du cru et 201 étrangers déjà présents. Ces étudiants américains arrivent «  par petits groupes  » entre le 23 février et le 10 mars.

Le rapport du conseil de l’université  fourmille de détails précisant les conditions d’hébergement distinctes des officiers et de la troupe pour laquelle des baraquements sont réservés, à quatre kilomètres du centre-ville, ceux-là mêmes qui avaient servi au logement «  des ouvrières et des ménages d’ouvriers de la Poudrerie  ». C’est aussi pour préparer la venue et l’accueil des 167 étudiants américains à la faculté de droit que la décision est prise d’installer l’éclairage électrique dans tout le bâtiment (séances de l’assemblée de la faculté du 24 janvier et du 5 février 1919). Le rapport du conseil de l’université  précise l’organisation et le contenu des enseignements ainsi que les modalités d’examen avant de consacrer une partie aux «  plaisirs  », l’université de Toulouse ayant «  considéré aussi comme son devoir de mettre de la joie dans leur vie  » (réceptions, excursions, clubs, sports). Une dernière partie du rapport évoque leur départ le 30 juin 1919. Au cours de ces quatre mois passés à Toulouse, un double échange se fait jour. D’une part celui émanant des universitaires toulousains à l’attention des étudiants américains. Les cours proposés sont porteurs de ce qu’ils considèrent comme représentant de la discipline juridique ou, à tout le moins, des éléments nécessaires à la formation d’un étudiant étranger. D’autre part ces jeunes soldats démobilisés animent le «  grand village  » toulousain et participent à cette rencontre des cultures. Un témoignage nous est parvenu avec le journal estudiantin Qu’est-ce que c’est  ?, publié entre le 19 mars et le 30 juin 1919.

Un enseignement commun à tous les étudiants est organisé jusqu’au 5 avril. Des cours et des exercices pratiques de français sont dispensés par un corps d’enseignants variés (professeurs de l’université, des lycées, instituteurs et quelques notables de la ville). Ils intéressent plusieurs champs  : littérature française  ; histoire, civilisation, géographie  ; préhistoire  ; histoire de l’art  ; philosophie  ; musique. Les professeurs de la faculté de droit participent à cet enseignement traitant en une heure des thèmes variés  : «  Système féodal et sa liquidation  » (Thomas), «  Vie économique de la France au Moyen Âge  » (Dugarçon), «  Lois fondamentales de la monarchie française  » (Declareuil), la «  France et la guerre de l’indépendance américaine  » (Fliniaux), les «  Idées politiques de la Révolution française  » (Hauriou), les «  Libertés publiques de la France  » (Magnol), «  L’impôt moderne  » (Rigaud), «  La famille française pendant la guerre  » (Cézar-Bru), «  La justice militaire. La femme française. La puissance paternelle  » (Gheusi), «  La situation des travailleurs en France  » (Houques-Fourcade), «  L’intendance militaire française pendant la guerre  » (Perreau), les «  Origines de la faculté de droit de Toulouse  » (Rigaud), «  L’expansion française en Afrique  » (Rouard de Card) et «  La navigation commerciale  » (Fraissingea). À ses 14 leçons s’ajoutent des conférences musicales assurées par Achille Mestre sur Bizet et Déodat de Séverac. Puis à partir du 7 avril, les étudiants rejoignent les facultés pour des cours plus spécialisés établis après qu’ils aient été, selon le rapport du conseil de l’université, «  consultés sur leurs goûts et leurs besoins  ». Ainsi leur propose-t-on, dans les facultés de lettres, des cours en littérature française, histoire (notamment par Paul Dognon sur la «  Formation territoriale de la France  »), espagnol, philosophie et sociologie. Les cours en droit d’une durée hebdomadaire de 15 heures ont été arrêtés en assemblée une semaine plus tôt, les enseignements se répartissant à raison de trois heures par jour  : deux le matin et une l’après-midi. Chacun des enseignants dans sa spécialité dispense ainsi plusieurs leçons  :

  • M. Hauriou – La Constitution française (11 leçons)
  • M. Rouard de Card – Exposé des divers systèmes adaptés par les législations sur la nationalité, la condition des étrangers et le conflit des lois (10 leçons)
  • M. Mérignhac – L’arbitrage international et la Société des Nations (11 leçons)
  • M. Houques-Fourcade – Crédit et banque (9 leçons)
  • M. Fraissaingea – Sociétés commerciales. – Marine marchande (11 leçons)
  • M. Gheusi – État et capacité des personnes. Protection des incapables et de leurs biens. Composition du patrimoine (11 leçons)
  • M. Mestre – L’organisation administrative de la France (7 leçons)
  • M. Declareuil – Histoire du droit français de la Renaissance à la Révolution (13 leçons)
  • M. M. Thomas – La famille et la propriété en droit romain (11 leçons)
  • M. Cézar-Bru – La situation de la femme dans le mariage. – Le fondement du droit héréditaire. – La liberté de tester (11 leçons)
  • M. Magnol – Les juridictions répressives. L’individualisation de la peine. Le régime pénitentiaire français, la criminalité juvénile, etc. (12 leçons)
  • M. Fliniaux – Les libertés individuelles (11 leçons)
  • M. Perreau – Les transformations des contrats et du système des preuves. Accidents de travail et maladies professionnelles (10 leçons)
  • M. Dugarçon – L’échange international et la politique commerciale (11 leçons)
  • M. Rigaud. – Risques, responsabilité et assurances (11 leçons)

Plusieurs des étudiants américains obtiennent un certificat qui atteste de leur assiduité. D’autres, 27 sur 167, passent même un examen pour être diplômé de la faculté de droit de Toulouse. De ces enseignements, il semble que seul Alexandre Mérignhac ait pris soin d’assurer la publication en 1919 (Conférences aux étudiants américains sur l’arbitrage international. La doctrine de Monroe. La Société des Nations). D’autres cours ont été publiés, plus tardivement entre 1920 et 1921, par des professeurs à la faculté de droit de l’Université de Paris. Ainsi Ferdinand Larnaude préface-t-il un ensemble de trois cours  : Gaston May, Introduction à la science du droit (12 leçons), Charles Lefebvre, La famille en France dans le droit et dans les mœurs (12 leçons) et Charles Gide, Des institutions en vue de la transformation ou de l’abolition du salariat (12 leçons). D’autres ont été organisées par Joseph Barthélemy (Comment la France est gouvernée), Émile Garçon (Principes fondamentaux du droit pénal français dans leurs rapports avec les libertés individuelles), Henri Truchy (Forces productives de la France), Geouffre de La Pradelle (Conception française et conception américaine du droit international). Le doyen Larnaude, en ouvrant les cours le 17 mars 1919, s’adresse aux étudiants américains pour les remercier d’«  avoir lutté pour sauver le droit et la liberté que symbolisait la France  ». La publication de ces trois premières leçons est aussi pour Larnaude un moyen de diffusion d’un «  produit de la science française du Droit et de l’Économie sociale [qui] ont comme caractère commun les qualités de notre esprit […] la clarté et la mesure des développements, la finesse des analyses jointe à la largeur des points de vue, et avant tout la recherche dans les solutions de l’idéal de justice  ». Il poursuit son avant-propos en évoquant le fondement d’une «  culture juridique française  » en construction : «  Justice individuelle, justice sociale, justice internationale, justice partout, c’est là, sans qu’il s’en doute toujours, le ressort caché qui fait penser, parler et écrire le Français de notre temps comme celui des temps anciens.  »

La présence à Toulouse des étudiants américains est aussi connue par la publication d’un journal (Qu’est-ce que c’est  ? Published by the American Students of the University of Toulouse) du 19 mars au 30 juin 1919. Le rapport du conseil de l’université  mentionne qu’ils «  donnèrent […] de nombreuses preuves de la fertilité et de l’ingéniosité de leur esprit, de la fraîcheur et de la verve de leur humour  ». Un article du recteur Cavalier ouvre le premier numéro précisant notamment les modalités de leur séjour universitaire et aussi de la découverte de la France et de ses habitants. Rédigé par une douzaine d’étudiants, le premier numéro paraît rapidement. Il rencontre un succès certain passant de 4 à 12 pages, son tirage atteignant pour les derniers numéros 15 000 exemplaires. Mêlant rubriques littéraires, chroniques sportives, informations générales, comptes rendus d’excursions et dessins, ce journal relate aussi, parfois en français, les principaux événements festifs et commémoratifs comme leur réception en l’église des Jacobins (9 mars 1919) et la célébration du Memorial Day (26 mai 1919). S’intéressant avant tout au quotidien des soldats, à leurs activités culturelles, sociales et sportives ou encore à leurs excursions dans le Sud, le journal fait assez peu mention de questions politiques, même s’il rapporte très rapidement la tenue d’un débat sur le droit de vote des femmes et reproduit le discours du président Wilson prononcé à la conférence de Paix à Paris le 27 avril 1919. Le quatorzième et dernier numéro du journal fournit la liste des étudiants devenus toulousains pendant quelques semaines avant de repartir dans leurs États d’origine, pour les plus nombreux, la Californie, l’Illinois, le Massachusetts, le Minnesota, le Missouri, New York ou encore la Pennsylvanie. Ce numéro permet aussi de découvrir des visages derrière ces listes de noms avec les photographies des groupes d’étudiants répartis dans les écoles, facultés et instituts toulousains. Cette publication témoigne de l’amitié franco-américaine, la mairie de Toulouse avait rebaptisé le 4 juillet 1918 la place Lafayette en place Wilson. Au «  Here we are  » prononcé sur la tombe du marquis français le 4 juillet 1917 répond désormais «  We have been there  » des étudiants américains à Toulouse et dans bien d’autres villes françaises.

Florent Garnier, professeur d’histoire du droit (université Toulouse-1-Capitole)


Indications bibliographiques

Barrera Caroline, « Les étudiants-soldats américains en France au sortir de la Première Guerre mondiale », dans Histoire de l’éducation, no 125, 2010, p. 27‑48.

Bouglé Célestin, « L’université franco-américaine », dans Revue de Paris, vol. 3, no 26, 1919, p. 750‑765.

Bush Stephen, « Un détachement de l’armée américaine dans les écoles de Paris », dans Revue internationale de l’enseignement, 1920, p. 345‑358.

Cornebise Alfred E., Soldier-scholars : higher education in the AEF, 1917-1919, no 221, Philadelphia, États-Unis d’Amérique, American Philosophical Society, 1997.

Devaux Olivier, Garnier Florent, Ceux de la faculté : des juristes toulousains dans la Grande Guerre, « Étude d’histoire du droit et des idées politiques », no 24, Toulouse, France, Presses de l’université Toulouse-1-Capitole, 2017.

Garnier Florent, « Des mémoires et des hommes », dans Christian Lauranson-Rosaz, David Deroussin (dir.), Mélanges en l’honneur du professeur Nicole Dockès, Tome 2, Paris, La Mémoire du droit, 2018, p. 447‑466.

Hanna Martha, « French Women and American Men : ‘Foreign’ Students at the University of Paris, 1915-1925 », dans French Historical Studies, vol. 22, no 1, 1999, p. 87‑112.

Petit-Dutaillis Charles, « Relations universitaires de la France avec les États-Unis. Note sur l’œuvre accomplie par l’Office des Universités », dans Revue de synthèse historique, vol. 29, nouvelle série : tome 3, 1919, p. 290‑293.