Début août 1914, lorsque la guerre éclate, la bibliothèque de la faculté de droit de Paris est une institution bien rodée et toujours en expansion (par comparaison, voir l’article sur la bibliothèque de Toulouse).
Elle a entamé son développement trente-huit ans plus tôt, à partir de 1876, avec la nomination à sa tête de son premier bibliothécaire professionnel, Paul Viollet. Marque d’une volonté de faire sortir la structure de son état embryonnaire, cette nomination s’est accompagnée de constructions architecturales, d’augmentation des budgets et d’accroissement des effectifs.
Ainsi, entre 1876 et 1914, sous l’impulsion et la direction de Viollet, la bibliothèque est passée de 20 à près de 300 places assises, de 15 000 à 112 000 ouvrages, de quelques dizaines à environ 600 abonnements de périodiques, de deux à dix membres du personnel, avec des salles de lecture et des magasins de conservation construits en deux temps, entre 1876 et 1878 et entre 1893 et 1897.
Alors que l’année universitaire 1913-1914 s’achève, la bibliothèque est toujours dans cette logique de développement, et vient de connaître son année la plus importante en terme de nouvelles acquisitions d’ouvrages.
Août-novembre 1914 : le choc
En 1914, le règlement de la bibliothèque, inchangé depuis 1911, dispose que celle-ci reste ouverte au public jusqu’à la fin des examens, début août.
La fermeture estivale sert habituellement aux grands travaux de nettoyage, de rangement, aux traitements laissés en attente. Le déclenchement des hostilités balaye cette routine.
Conséquence immédiate, les effectifs sont réduits de moitié : sur les dix membres du personnel que compte la bibliothèque, cinq sont mobilisés dès août 1914. Le garçon Maguer ne reviendra pas, tué au combat en octobre 1914.
Comme dans toute l’administration, selon une circulaire du 1er septembre, tous les agents non-mobilisés sont localisés, et maintenus ou rappelés à leurs postes. À la faculté de droit, ce sont les administratifs et les agents de la bibliothèque qui sont concernés (les cours ne reprenant pas avant novembre, les professeurs sont exemptés). Pour la bibliothèque, le doyen Larnaude et Paul Viollet se chargent dès le 31 août de faire revenir les quatre agents restants.
D’autres décisions sont prises immédiatement : si le rectorat demande début septembre la mise à l’abri de toutes les collections précieuses (archives, manuscrits, livres rares et précieux), Viollet l’a devancé, et celles-ci sont inventoriées, retirées de leurs lieux de stockage habituels, et placées dans des caisses, dans les caves de la faculté, également dès la fin août.
Par ailleurs, l’administration se doit de se mettre au service de l’effort de guerre et les finances sont réorientées : dès septembre le recteur demande aux doyens de suspendre toutes les dépenses de matériel qui ne sont pas absolument indispensables et l’université reçoit du ministère en octobre des instructions exigeant désormais non seulement le gel de toutes les dépenses, mais même l’annulation de toutes les commandes qui peuvent encore être annulées. Paul Viollet contacte les libraires, relieurs, chauffagistes et autres prestataires pour leur signifier les conséquences des instructions reçues. Certains rechignent, en arguant que les commandes sont déjà en cours de traitement, et la bibliothèque reçoit encore ainsi à l’automne une commande de livres effectuée pour l’École de droit du Caire, et qui restera bloquée à Paris pendant toute la guerre.
Concernant les collections, l’envoi des thèses aux universités allemandes est arrêté en septembre à la demande du rectorat, et, pour éviter les pertes, celui-ci exige également à partir de décembre la suspension des prêts entre bibliothèques, et plus généralement de tout envoi de livres d’une ville à l’autre.
Ainsi, entre août et novembre 1914, la bibliothèque de la faculté de droit de Paris est amputée de la moitié de ses effectifs, d’une partie de ses collections, et de la quasi-totalité de son budget. À cela s’ajoute, à partir de la réouverture à la rentrée, une obligation de supprimer les séances du soir, la présence de lumière étant dangereuse en cas d’attaque ennemie. L’ensemble de ces contraintes perdurent pendant toute la guerre. Et comme pour mettre le comble à cette période difficile, Paul Viollet, figure tutélaire des lieux, meurt le 22 novembre 1914, une quinzaine de jours après la rentrée ; il ne sera remplacé qu’en février 1918.
Décembre 1914-février 1918 : entre adaptations et statu quo
Paul Viollet, Jules Rousselle, Jean Gautier, Lefeuvre, Antoine Pradel, Albert Hissler, Eugène Brière, Émile Gravel, Hervé Maguer, Panouillot ; voilà l’équipe de la bibliothèque de la faculté de droit de Paris au début de la guerre, avec son bibliothécaire en chef, ses trois bibliothécaires et ses six garçons.
Deux bibliothécaires et trois garçons de salle sont mobilisés dès août 1914 : Jean Gautier, Lefeuvre, Panouillot, Émile Gravel et Hervé Maguer.
À partir de décembre 1914, suite à la mort de Paul Viollet, ils ne sont donc plus que quatre pour tenir la bibliothèque, avec à leur tête Jules Rousselle. C’est lui que toute cette période fait sortir de l’ombre, contre sa volonté. Il prend l’intérim de la direction de la bibliothèque à la mort de Viollet, et reste en charge jusqu’au début 1918. Rousselle est arrivé à la bibliothèque le 23 mai 1878, après avoir été cultivateur et employé au Bon Marché. C’est la première personne embauchée par Viollet après son arrivée, à l’époque comme garçon de salle. Il est promu sous-bibliothécaire le 1er janvier 1899, puis bibliothécaire le 1er janvier 1912. Il passe enfin bibliothécaire de première classe le 18 août 1914, à 59 ans. Toute sa carrière il est célébré comme un employé exemplaire, d’une grande intelligence et d’un grand dévouement. Il est souligné dans toutes ses évaluations successives qu’il est parti d’une instruction primaire, qu’il s’est formé tout seul pour atteindre un niveau de connaissances (scientifiques et professionnelles) au moins équivalent à ses collègues bibliothécaires. Paul Viollet demande d’ailleurs sa promotion comme bibliothécaire dès 1904 ; elle est soutenue en 1908 par une lettre au recteur signée par une vingtaine de professeurs de la faculté, et se réalise finalement en 1912.
L’équipe dont il a la charge pendant la guerre est composée de trois garçons de salle : Antoine Pradel (49 ans en 1914, arrivé à la bibliothèque le 1er mars 1890), Albert Hissler (55 ans en 1914, arrivé à la bibliothèque le 1er octobre 1897) et Eugène Brière (53 ans en 1914, arrivé à la bibliothèque en décembre 1897). Une équipe vieillissante donc, mais très expérimentée, rejointe courant 1915 par le bibliothécaire Lefeuvre démobilisé à ce moment-là (il était auparavant à la bibliothèque depuis 1911).
Sous la direction de Viollet, la répartition des tâches entre les différents membres de l’équipe était bien définie : le bibliothécaire en chef et les bibliothécaires s’occupent des acquisitions, de l’indexation matière, d’assurer les présidences de salle pendant l’ouverture de la bibliothèque ; le plus gradé des garçons fait les copies des fiches établies par les bibliothécaires pour alimenter les différents catalogues et registres, les autres garçons de salle sont en charge de l’entrée et de la sortie des lecteurs (vérification des cartes pour l’une, des portefeuilles – à l’époque équivalent des sacs d’aujourd’hui – pour l’autre), de la communication et du rangement des ouvrages, du nettoyage des salles et de l’époussetage des livres.
Par rapport à ces tâches, l’impact de la guerre sur la vie quotidienne de la bibliothèque est évident.
Concernant l’accueil des lecteurs, les horaires sont réduits du fait de la suppression des soirées. Surtout, le nombre de lecteurs de la bibliothèque suit la baisse des effectifs étudiants, divisés par dix pour l’année 1915, avec un passage d’environ 700 à environ 70 lecteurs par jour cette année-là. Ces chiffres de fréquentation remontent très progressivement à partir de 1916, toujours parallèlement au nombre d’étudiants de la faculté.
Concernant le traitement des ouvrages arrivés à la bibliothèque, les échanges de thèses avec l’étranger cessent presque entièrement (seuls une trentaine de volumes sont reçus entre 1914 et 1918 et aucun n’est envoyé). Les échanges de thèses avec les autres facultés françaises ne cessent pas mais sont grandement diminués.
Les acquisitions d’ouvrages baissent drastiquement, de plus de 700 en 1913 à 154 en 1915, et autour de 230-250 par an entre 1916 et 1920.
Le nombre de dons par contre ne chute que pour l’année 1915 et conserve par ailleurs des taux d’avant-guerre, avec des fluctuations selon les années.
La quantité de travail globale est donc en baisse durant les années de guerre, mais le nombre d’agents encore plus. Par manque de personnel, la table des revues (qui est un dépouillement de ces revues), spécificité et fierté de la bibliothèque, très appréciée des professeurs de la faculté, cesse d’être enrichie.
Du point de vue de la constitution des collections, la guerre semble également avoir un impact important.
Financièrement d’abord, les budgets sont extrêmement restreints dès 1914. Pour faire face aux dépenses de l’année 1915, l’Université ne peut pas compter sur des versements de l’État et puise dans ses propres ressources, ce qui explique le budget le plus limité de toute la période de la guerre. À partir de 1916, les budgets repartent très progressivement à la hausse. Parallèlement, le coût des livres augmente avec le coût de la vie, notamment à partir de 1917. Ces deux éléments financiers expliquent mécaniquement la baisse considérable d’ouvrages entrant dans les collections de la bibliothèque à cette période : si sur la seule année 1913, 713 monographies avaient été achetées, elles ne sont plus que 633 pour la période qui court d’octobre 1914 à fin 1917.
L’impact de la guerre sur les collections ne se limite pas aux facteurs financiers. Les circuits d’acquisitions onéreuses et non onéreuses, connaissent également des modifications, liées à la nouvelle configuration politique. D’une part, l’achat de livres à l’Allemagne ou à l’Autriche-Hongrie passe sous le coup du commerce avec l’ennemi, d’autre part les échanges de thèses avec l’étranger sont suspendus.
En effet, concernant les achats, un décret du 27 septembre 1914 prohibe tout commerce avec les sujets des empires d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie, et déclare nul et non avenu, comme contraire à l’ordre public, tout acte ou contrat passé avec eux, ainsi que l’exécution de ces actes ou contrats. La loi du 17 août 1915 prévoit cependant une possibilité d’exception, sur décision du ministre des Finances, explicitée par une circulaire du ministère de l’Instruction publique du 16 mars 1916, à tous les recteurs et directeurs de grands établissements scientifiques : le ministre des finances a donné des instructions aux services des douanes pour faciliter l’importation des livres et périodiques allemands et austro-hongrois à caractère non commercial, que les établissements se seraient procurés chez des libraires de pays neutres, et sous réserve du visa de l’inspecteur de la Librairie. Dans les faits, cette exception est utilisée très parcimonieusement et se traduit à la bibliothèque de la faculté de droit de Paris par l’achat de seulement 24 ouvrages allemands entre 1915 et 1919.
Les circuits d’acquisitions sont par ailleurs plus compliqués même avec les pays alliés, avec la mise en place par exemple d’une licence d’importation obligatoire depuis l’Angleterre à partir de la convention franco-britannique du 24 août 1917.
Du côté des acquisitions non onéreuses, si les entrées de dons fluctuent selon les années, mais se maintiennent, y compris pendant la guerre, les arrivées de thèses étrangères constituent avant-guerre les entrées les plus importantes, quantitativement, de la production étrangère en droit dans l’enceinte de la faculté, et leur réception s’arrête au dernier trimestre 1914. La liste des universités bénéficiaires est discutée dès l’automne 1914 au sein du conseil de l’université, avec l’objectif de rediriger les exemplaires à destination de l’Allemagne et de les destiner aux pays anglo-saxons et sud-américains.
Tous ces éléments n’ont évidemment pas que des conséquences sur l’ampleur mais aussi sur la composition des collections.
Il n’existe, ou ne subsiste du moins, aucun document exposant pour la bibliothèque de la faculté de droit de Paris une politique documentaire définie, qui permettrait de voir les évolutions de cette politique avant, pendant et après la guerre. Il est cependant possible d’analyser les différents registres d’entrées de la bibliothèque. Le registre principal comprend la liste de tous les ouvrages entrés dans les collections et leur attribue, en indiquant la date d’arrivée, un numéro d’inventaire et une cote. Il indique le mode d’entrée dans les collections, par achat ou par don, et précise pour les achats le fournisseur et le prix, et pour les dons le donateur (particulier ou institution avec le nom). La bibliothèque tient également des registres de thèses listant les thèses arrivées par université de soutenance et par date de soutenance.
L’étude de ces différents registres montre évidemment une quasi-disparition des publications allemandes, sauf dans le cadre des dons, un recul des achats d’ouvrages étrangers, et une percée des ouvrages anglo-saxons. Toutes ces évolutions peuvent s’expliquer par les contingences matérielles évoquées plus haut, mais elles ont des conséquences très concrètes : en n’analysant pas du point de vue des évolutions mais de celui du contenu, ce que ces registres nous indiquent, c’est que sur la période de la guerre, la bibliothèque de la faculté de droit de Paris n’emmagasine et ne donne à penser dans ses collections que l’unique vision de la France et de ses alliés sur le droit. Et ce ne sont pas les extraits des presses allemandes et austro-hongroises soigneusement sélectionnés et traduits par le ministère de la Guerre avant d’être envoyés à la faculté qui apportent un rééquilibrage.
Ainsi, la guerre a des conséquences sur le personnel, sur la fréquentation, sur les budgets, sur les collections, et pourtant, ce qui est frappant, c’est qu’elle ne bouleverse finalement pas le quotidien de la bibliothèque.
Ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe a une explication très simple : Jules Rousselle.
De 1914 à 1918, en plus de ses tâches habituelles, Rousselle siège à la commission de la bibliothèque de la faculté, rédige les rapports annuels, s’occupe de la correspondance et gère le quotidien de la bibliothèque.
Le fidèle lieutenant de Viollet, formé par lui, s’inscrit scrupuleusement dans les pas de son chef disparu. L’organisation solide qui avait été mise en place est mise en partie en sourdine, mais non modifiée. La lecture des registres de correspondance de la bibliothèque est en cela frappante dans le quasi-mimétisme de Rousselle vis-à-vis de Viollet dans ses formulations. Un élément peut-être révélateur de cette persistance d’un fonctionnement d’avant-guerre est la poursuite des demandes de leurs publications aux différentes institutions. Compte tenu des difficultés de la poste ou du manque de personnel à la bibliothèque, il paraît ainsi étonnant de voir le temps et les efforts consacrés aux demandes envoyées, entre autres, aux gouverneurs du Sénégal, de Pondichéry, de Saïgon, ou au ministère des Affaires étrangères ou du Commerce concernant des numéros de périodiques manquants que la bibliothèque souhaiterait récupérer.
Rousselle s’inscrit également dans les pas de Viollet à travers l’attention portée à l’équipe. Une des grandes préoccupations des agents durant la guerre est de faire face à la cherté de la vie. Il est régulièrement question des indemnités auxquelles ils peuvent prétendre ou non. Les séances du soir faisaient ainsi l’objet d’une rétribution, et le problème est posé dès l’automne 1914 de savoir si et comment la faculté peut compenser cette perte de revenus. Tous les ans, jusqu’à la fin de la guerre, Rousselle plaide en faveur de ses collègues et obtient une réponse favorable de l’université, et des fonds sont notamment pris sur la rente Goullencourt pour pouvoir verser ces gratifications. Parmi les rares archives portant sur la bibliothèque dans les années 1920, il y a d’ailleurs la suite de ces négociations, avec le refus de l’université au sortir de la guerre de continuer à indemniser les séances du soir.
Les garçons de salle touchent par ailleurs depuis 1917 une indemnité de cherté de la vie (loi du 7 avril 1917).
Février 1918 et au-delà : normalisation et évolutions
L’armistice n’est signé qu’en novembre 1918. Les traités de paix sont négociés et signés entre 1919 et 1920, voire 1923 si l’on inclut le traité de Lausanne.
Ainsi, si l’année 1918 correspond à une date importante pour la bibliothèque de la faculté de droit de Paris avec l’arrivée en poste du successeur de Viollet, comme il sera évoqué plus loin, elle ne constitue pas plus que dans le reste de la société une coupure nette.
C’est très progressivement, sur une période s’étalant jusqu’à la moitié des années vingt, que la situation de la bibliothèque semble se normaliser.
Les bibliothécaires et garçons qui avaient été mobilisés sont de retour à la bibliothèque à partir de 1919.
Les chiffres de fréquentation reviennent à peu près au niveau d’avant-guerre lors de l’année universitaire 1919-1920, nombre d’étudiants n’ayant été démobilisés qu’au printemps 1919. Les années 1920-1922 présentent un pic de fréquentation, lié à l’organisation de cours et d’examens spéciaux pour les étudiants démobilisés.
Les budgets progressent lentement jusqu’en 1923, sans jamais retrouver le niveau de 1913, et diminuent de nouveau à partir de 1924. Le nombre d’acquisitions revient après 1920 à des niveaux corrects, mais sans retrouver les chiffres des années d’avant-guerre. Ainsi, à peine plus d’ouvrages rentrent par achat entre octobre 1914 et fin 1922 (2 301 sur plus de huit ans) que pour les seules trois années 1911-1913 (2004).
Parallèlement, le coût des livres, particulièrement les ouvrages étrangers, continue à augmenter avec le coût de la vie. Les évolutions constatées dans les acquisitions durant la guerre semblent ne pas disparaître avec la paix, du moins jusqu’au milieu des années vingt : les registres montrent qu’il y a moins d’achats d’ouvrages allemands, plus d’ouvrages en anglais, et plus généralement un léger repli sur la France. Cependant, l’augmentation très importante du coût des livres étrangers et son imprévisibilité (les prix peuvent plus que doubler entre le moment de la commande et celui de la réception, en fonction du cours du mark-or ou de la livre sterling) peut expliquer en grande partie cette composition des collections.
Malgré les discussions tenues à l’automne 1914, les exemplaires de thèses destinés aux échanges avec les universités étrangères sont finalement restés dans les universités de soutenance durant toute la guerre, et le rééquilibrage évoqué n’entre pas en vigueur : les 21 universités allemandes bénéficiaires le sont toujours après-guerre, simplement d’autres universités, aux États-Unis notamment, sont ajoutées à la liste. Les échanges reprennent petit à petit à partir du début des années 1920 pour se stabiliser autour de 1925.
Concernant les collections, il est marquant de constater que le poids de l’actualité perdure. Si la constitution d’un corpus des publications liées à la guerre a été le résultat d’une volonté claire de la commission de la bibliothèque dès 1915, c’est sans préméditation qu’un nombre certain de publications intègre les collections, parce qu’en lien avec la révolution russe et ses contrecoups : ré-analyses de la Révolution française, ouvrages sur le socialisme, le bolchévisme, le syndicalisme, les ouvriers ; multiplications à partir de 1920 de titres sur l’organisation économique, les statistiques et la sociologie, les doctrines économiques, etc.
Enfin, la bibliothèque se fait mémorial en intégrant dans ses collections un fonds d’archives créé à la demande du doyen Larnaude et rassemblant des publications et memorabilia liés aux étudiants morts au champ d’honneur.
Si l’on peut parler de normalisation, on ne peut toutefois parler de retour à la normale pour la bibliothèque. Presque paradoxalement, sur l’organisation de l’institution, c’est la paix et non la guerre qui apporte véritablement des changements, avec l’arrivée du successeur de Viollet, Eugène Bouvy, qui prend son poste au 1er février 1918. Ce changement est d’ailleurs pressenti et retardé par la faculté, comme le souligne Bouvy lui-même – nommé par arrêté du 23 novembre 1917 pour prendre ses fonctions au 1er décembre et qui n’entre finalement en fonction que trois mois plus tard – dans un courrier au secrétaire de la faculté du 22 décembre 1917 : « Je sais qu’il n’y a pas extrême urgence, au point de vue de la Faculté, à ce que j’arrive prendre possession du service, mais, vis-à-vis de l’administration qui m’a nommé, comme vis-à-vis de mon successeur à Bordeaux, je considère comme un devoir de me trouver à mon nouveau poste. »
Sans éléments sur sa manière de diriger l’équipe, ce qui ressort le plus des transformations apportées, ce sont les évolutions dans la manière de travailler et de faire travailler. Ces changements sont particulièrement visibles dans la tenue des registres et des catalogues, même s’il faut noter que Bouvy ne fait ses plus grandes modifications qu’après le départ à la retraite de Rousselle fin 1923. Par exemple, si la tenue de la Table des revues est reprise en 1918 à la demande expresse des professeurs de la faculté, Bouvy rechigne, tient à souligner que ce n’est pas un travail prévu dans les tâches officiellement dévolues aux bibliothécaires, obtient sa suspension en 1920, et la transmission de ce travail en décembre 1923 aux assistants des salles de travail spécialisées, sous la supervision de Rousselle, devenu bibliothécaire honoraire. De même, le registre d’entrée des ouvrages à la bibliothèque est abandonné sous son ancienne forme au 1er janvier 1924 : il n’y a plus d’un côté le registre d’inventaire et de l’autre les registres de cotes, ces derniers servent désormais également d’inventaire. De manière générale, il s’agit d’une reprise en main du travail interne, avec une réduction et une simplification des travaux d’écriture, parallèlement à un réaménagement des locaux et un redéploiement des collections.
Ainsi, la bibliothèque de la faculté de droit de Paris participe activement à la guerre, par la mobilisation de son personnel, par la constitution de collections qui soutiennent la guerre du droit des professeurs. Elle s’adapte aux budgets, aux lecteurs, aux conditions humaines, financières, politiques, juridiques créées par la situation. Mais pour elle, la guerre fait plutôt office de parenthèse que de bouleversement. Elle repousse la fin de la période Viollet, qui aura donc duré trente-huit ans plus quatre. Une parenthèse qui laisse tout de même des traces profondes et qui fait écho jusque dans les années trente : un dernier contrat est homologué par la Commission des réparations début 1930 ; celui-ci ouvre un crédit chez un libraire allemand de Leipzig pour l’achat d’ouvrages édités en Allemagne, choisis par la commission de la bibliothèque. Ainsi, Bouvy est-il déjà à la retraite lorsqu’arrive à la bibliothèque, en 1930-1931, le plus gros contingent, plus de 450 volumes, essentiellement de périodiques, de documents fournis par l’Allemagne au titre des réparations.