La faculté de droit de Paris dénonce la violation du droit des gens par l’Allemagne


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Dès le début de la Grande Guerre, les professeurs de la faculté de droit de Paris ont dénoncé la « violation de tous les principes » du droit des gens par les Allemands, notamment l’atteinte portée à la neutralité de la Belgique qui était garantie par des traités auxquels avait souscrit la Prusse. Le chancelier Bethmann-Hollweg, « descendant d’un des professeurs de droit les plus connus de l’Allemagne » (Moritz Bethmann-Hollweg, un des disciples de Savigny) n’avait-il pas dit que « les traités ne sont que des chiffons de papier » ? Cette « parole impie » fut rappelée par le doyen Larnaude lors du discours prononcé devant ses collègues le 7 novembre 1914 la veille de la reprise des cours. Ce texte enflammé de patriotisme, qui nous est connu par les registres de la faculté de droit (Archives nationales, AJ/16/1799, p. 103-106), est consacré, pour l’essentiel, aux « procédés de guerre de nos barbares ennemis ». Sans détailler ce qui, dans « l’invasion des nouveaux Barbares », relève « des cruautés d’un cynisme révoltant », des « destructions » et « pillages systématiques sans nécessité militaire », Larnaude entend surtout affirmer que le déclenchement de la guerre et les « atrocités » sont le « digne couronnement » des doctrines enseignées par les universités allemandes. Sont particulièrement visées des théories ayant « détraqué les cerveaux allemands et déclenché, par leur mégalomanie, […] les convoitises les plus audacieuses » : l’idée que la force primerait le droit, l’appel au droit de la nécessité (Notrecht) y compris pour violer la neutralité belge, et même la notion chère à Jhering de « but » qui justifierait le recours à une politique de terreur à l’égard des populations civiles.

Une réaction aussi vive entendait répondre aux manifestations par lesquelles les universités allemandes n’avaient « pas craint de se solidariser avec un commandement militaire et une soldatesque dont les crimes sont flétris, à l’heure actuelle, jusque dans les coins les plus reculés du monde civilisé ! ». Par ces mots, le doyen Larnaude faisait très certainement allusion aux différents manifestes co-signés par des universitaires allemands pour soutenir leur armée contre les attaques, principalement de la presse britannique, dont elle avait fait l’objet à la suite du « sac de Louvain ». Du 25 août au 2 septembre 1914, l’armée allemande, prétendant répondre à des tirs de francs-tireurs, avait procédé à des exécutions, arrestations et expulsions de civils, pillé et incendié la ville, y compris sa bibliothèque universitaire et ses archives. Le sac de Louvain, avec plus de 240 victimes parmi la population belge, fait parler d’« holocauste » dans la presse anglaise et fait dire à Kipling que le « Hun est à nos portes ». Comme le feu mis à la bibliothèque et la perte de manuscrits du Moyen Âge avaient particulièrement ému les universités du monde entier, les professeurs allemands prirent l’initiative de répliquer en niant la réalité de ces crimes de guerre et en affirmant que leur armée défendait la civilisation de Goethe, Beethoven et Kant contre « les Nègres et les Mongols ». À l’initiative de l’écrivain Ludwig Fulda et des amis de la société Goethe, le mouvement de protestation contre les « calomnies britanniques » gagna rapidement des professeurs de droit aussi réputés internationalement que Kohler et Liszt à la faculté de Berlin (déclaration du 7 septembre 1914). Ce fut, ensuite, l’Aufruf an die Kulturwelt ou « Manifeste des 93 » signé le 4 octobre 1914 par quatre-vingt-treize « intellectuels » allemands dont le juriste Kripp, recteur de l’université de Berlin, Liszt et le célèbre professeur de droit public de l’université de Strasbourg, Paul Laband. Le 16 octobre 1914, l’Erklärung der Hochschullehrer des Deutschen Reiches réunit plus de 3 000 signatures d’universitaires allemands, dont 224 enseignants des 22 facultés de droit, soit la presque totalité des professeurs en activité.

La faculté de droit de Paris ne chercha pas à répondre par une contre-pétition et le discours de Larnaude, tenu devant vingt-neuf de ses collègues, n’eut pas l’écho médiatique de la déclaration des universitaires allemands. Tout au plus, la faculté de droit de Paris se rallia, avec l’ensemble de l’Université de la capitale, à une déclaration de quinze universités françaises adressée le 3 novembre 1914 aux pays neutres, affirmant qu’une « civilisation n’est pas l’œuvre d’une seule nation, mais de tous les peuples ».

Le porte-parole de la faculté de droit de Paris fut, sur ces questions de droit international, Louis Renault (1843-1918), le premier professeur de la faculté à recevoir le prix Nobel de la paix en 1907, avant René Cassin en 1968. Bourguignon d’origine, proche de Bufnoir qui l’attira peut-être comme étudiant à Paris, Louis Renault fut agrégé en 1868 à vingt-cinq ans et, après un passage à Dijon, rapidement appelé à Paris en 1873 pour suppléer Charles Giraud dans l’enseignement du droit des gens. Il se fit connaître, d’abord, par le Précis de droit commercial (2 vol., 1879-1885 pour la première édition), rédigé avec Charles Lyon-Caen. Une collaboration qui se doubla d’une amitié avec celui qui fut le premier professeur juif à la faculté de droit de Paris et un doyen poussé à la démission par une campagne antisémite des étudiants de l’Action française en 1910. Pendant ce temps, Louis Renault, auteur d’une Introduction à l’étude du droit international (1879) assez terne par rapport aux ouvrages allemands de la même époque, s’illustra comme délégué français à La Haye dans la négociation des conférences en matière de droit international privé et des deux grandes conventions de 1899 et 1907 sur les lois de la guerre signées, la première par 26 États et la seconde par 44 États.

L’on a un peu oublié que ces conventions de La Haye ont été ratifiées par tous les belligérants du premier, et même du second, conflit mondial. Leur préambule comprenait la fameuse « clause de Martens » : en attendant la réalisation d’un « code plus complet des lois de la guerre », cette clause affirme que « les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique ». Dès le 16 octobre 1914, dans une lecture intitulée « La guerre et le droit des gens au vingtième siècle » et donnée à l’Institut de France (reproduite dans le Journal du droit international, de Clunet, 1915, p. 7-24), Louis Renault proteste contre les « actes abominables » commis par les Allemands et rappelle que ceux-ci étaient tenus par les conventions de La Haye. La violation des neutralités belge et luxembourgeoise, le traitement arbitraire des populations civiles constituent, pour Louis Renault, une « méconnaissance générale et systématique de toutes les règles solennellement adoptées ».

Le 13 février 1915, Louis Renault donne une conférence à l’École libre des sciences politiques, où il enseignait, sur « L’Allemagne et le droit des gens », qui fut publiée dans La Guerre : conférences organisées par la Société des anciens élèves et élèves de l’École libre des sciences politiques (Paris, Félix Alcan, 1915). Renault montre sa bonne connaissance des juristes allemands, y compris du pacifiste Schücking dont il salue le courage isolé. Il rappelle à nouveau que l’Allemagne s’était engagée à respecter les conventions de La Haye et qu’elle les a violées à maintes reprises, notamment par l’atteinte à la neutralité du Luxembourg et de la Belgique. Le courage de la Belgique est salué avec une citation de Bergson qui y voyait une éclatante manifestation de « moralité ». Face à ces « atrocités » allemandes, le droit international était dépourvu de sanctions directes et l’appel à l’opinion publique était insuffisant selon Louis Renault. Ce dernier défend pourtant la possibilité de traduire en conseil de guerre les militaires allemands faits prisonniers et jugés responsables de crimes contre les civils. Les auteurs d’actes contraires au droit des gens sont « des assassins, des pillards, des voleurs et pas autre chose ». En cas d’avancée future des troupes françaises, Renault déconseille formellement de « tuer des femmes, des enfants, des vieillards quoiqu’on ait tué des femmes, des enfants, des vieillards chez nous ».  Citant le cardinal Mercier, Renault en appelle en conclusion à une paix qui soit aussi la « punition » des crimes commis.

Cet aspect pénal est développé en mai-juin 1915, lors d’une communication de Louis Renault à la Société générale des prisons, elle aussi publiée au Clunet sous le titre « De l’application du droit pénal aux faits de guerre » (Journal du droit international, 1915, p. 313-344). Pour traiter dans un « exposé tout juridique » des « actes imputables aux armées allemandes et autrichiennes » il faut, selon Louis Renault, la coopération du droit international et du droit pénal : « le droit international doit d’abord indiquer les limites dans lesquelles le droit pénal doit ou peut se mouvoir ». En l’absence de droit pénal possible d’État à État, il est conforme aux conventions de La Haye de juger les militaires ennemis coupables de violation du droit des gens. Ces conventions ont, en effet, établi un criterium accepté par les signataires sur les interdits des lois de la guerre et permis aux États d’appliquer les sanctions de leur droit national à ces crimes de droit international. C’est ce que la France a fait par la loi du 24 juillet 1913 révisant le Code de justice militaire. Sans tomber dans les excès des représailles, sans se faire d’illusion sur la livraison des « grands coupables » après la conclusion de la paix, Renault défend la compétence de la justice militaire du pays des victimes (jure loci) pour juger les criminels de guerre faits prisonniers.

En 1917, Louis Renault publie une brochure du Comité pour la défense du droit international sous le titre Les Premières Violations du droit des gens par l’Allemagne. Luxembourg et Belgique. Il s’agit, pour l’internationaliste, de montrer que la violation de la neutralité de ces États a constitué un crime initial portant atteinte aux exigences de l’humanité et annonçant des « crimes multiples » commis par les autorités militaires allemandes au cours de la guerre. C’est l’occasion pour Renault de s’en prendre à la doctrine juridique allemande, notamment à Zitelmann, mais en épargnant à nouveau le pacifiste Schücking. Louis Renault meurt le 8 février 1918 avant la fin des hostilités et son article sur l’application du droit pénal aux faits de guerre est repris in extenso dans la Revue générale du droit international public (1918, p. 5-29) qui lui assura une plus large diffusion, comme le montre sa citation par Kelsen dans les années 1940.

Conseiller juridique de la délégation française à la conférence de la Paix, Larnaude présente, avec son collègue Albert de Geouffre de La Pradelle, un rapport à Clemenceau qui est publié dans le Journal du droit international en 1919 sous le titre « Examen de la responsabilité pénale de l’empereur Guillaume II » (p. 131-159). L’emploi d’armes interdites, comme les gaz, les massacres d’otages, les destructions de villes et de navires avec des victimes civiles sont, d’après ces auteurs, des crimes de guerre qui peuvent relever les tribunaux nationaux des vainqueurs. Larnaude et Geouffre de La Pradelle nuancent cependant les positions de Renault en considérant que les dispositions du droit français sont mal adaptées à ces crimes, spécialement pour poursuivre Guillaume II qui n’a pas été l’exécutant physique de ces crimes. Face au défi nouveau « aux lois essentielles de l’humanité » que représentent ces crimes internationaux, il faut selon les deux auteurs un tribunal international formé, sans attendre la mise en place des institutions de la Société des Nations, de juges des pays de l’Entente. En tant que chef de l’armée, lui donnant des ordres sans contreseing, Guillaume II est pénalement et civilement responsable et les écrits de Laband (traduits en français avant la guerre avec une préface de Larnaude) sont cités à l’appui de cette thèse. « Un droit international nouveau est né », grâce à la conscience des peuples et à l’action du président Wilson ; il est légitime de lui donner l’appui d’une juridiction pour juger l’ex-empereur. Ces idées ont influencé la partie VII du traité de Versailles sur les sanctions, notamment l’article 227 prévoyant le jugement de Guillaume II pour « offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités » devant un tribunal composé de cinq juges des Grandes puissance de l’Entente. Non seulement ce projet échoua devant le refus des Pays-Bas d’extrader l’ex-empereur, mais le libellé vague de cet article suscita bien des critiques. C’est plutôt la thèse de Renault, diffusée par la traduction de son premier article dans l’American Journal of international law (1915, p. 1 et s.), puis reprise par le professeur américain de science politique James Wilford Garner (International Law and the World War, London, Longmans, Green and Co., 1920, p. 1) qui circula parmi les juristes intéressés à cette question. Quand les crimes des nazis surpassèrent, de très loin, les atrocités imputées aux Allemands pendant la Grande Guerre et amenèrent à créer les nouvelles catégories de crime contre l’humanité et de génocide, Louis Renault fut cité et discuté par Kelsen. Au-delà des envolées patriotiques, la réflexion des professeurs de la faculté de droit de Paris avait contribué à apporter des éléments juridiques à l’appui de la revendication de justice à l’égard des criminels de guerre.

Jean-Louis Halpérin, professeur à l’École normale supérieure, membre de l’Institut universitaire de France,
directeur du Centre de théorie et analyse du droit (UMR 7074)


Indications bibliographiques

Halpérin Jean-Louis (dir.), Paris, capitale juridique. 1804-1950 : étude de socio-histoire sur la faculté de droit de Paris, Paris, France, Rue d’Ulm, 2011.