Le « Journal de guerre » de Paul Demeur n’en est pas vraiment un. Avocat à la Cour de cassation, Paul Demeur est sollicité par le comité de rédaction du Journal des Tribunaux, le plus important périodique juridique de Belgique, en 1964. Paul Demeur est alors une personnalité en vue dans le milieu des juristes belges de la seconde moitié du xxe siècle, à la fois comme avocat à la Cour de cassation mais également comme professeur à l’université catholique de Louvain. Cinquante ans après l’entrée en guerre, le comité de rédaction trouve « convenable d’évoquer […] la mémoire des juristes, magistrats et avocats en exercice ou en herbe, qui ne sont pas, à l’époque, restés insensibles à l’appel du pays et dont les simples et purs exemples nourrissent encore notre fierté ». Demeur publie ainsi une contribution intitulée « Journal de campagne 1914‑1918 à l’intention de mes confrères ». Elle est publiée en deux parties de presque trois pages chacune (chaque page étant constituée de trois colonnes) dans deux livraisons successives du Journal des Tribunaux, le 11 octobre et le 18 octobre 1964 (JT, 1964, pp. 565‑567 et pp. 586‑588)
Le parcours de Paul Demeur comme avocat et comme professeur peut être reconstitué sans trop de difficultés, sur la base des documents conservés par le barreau de Bruxelles, par le barreau de cassation et par les archives de l’université catholique de Louvain. Les autres éléments biographiques ont pu être réunis sur la base des hommages qui lui ont été rendus dans la presse juridique ainsi que par la Cour de cassation à la suite de son décès. La réunion de certains éléments a nécessité plus de patience. Ils ont pu être réunis sur la base de recherches généalogiques. Certaines parties de son parcours restent néanmoins dans l’ombre. C’est le cas malheureusement de la plus grande partie de son parcours d’étudiant, qui a dû être accompli avant l’entrée en guerre. Quant à son expérience de la guerre elle-même, elle ne nous est connue, en dehors de son « journal », que par sa fiche matricule, qui reprend succinctement les étapes de son cursus militaire. Le dossier militaire lui-même, sur la base duquel est établie la fiche, a hélas disparu.
Paul Demeur naît à Saint-Josse-ten-Noode le 12 juillet 1892. Il grandit dans une famille de la bourgeoisie commerçante, dans un milieu catholique. La famille s’était distinguée dans la personne de son arrière-grand-père, Albin Demeur, un horloger bruxellois d’une certaine notoriété, honoré par Léopold Ier du titre d’« horloger du roi ». Son père, Georges Demeur, a développé un commerce de savons de Marseille. Sa mère, Marie Poncelet, est issue elle aussi d’une famille de commerçants. On sait qu’il effectue ses « humanités » chez les Jésuites au sein du collège Saint-Michel. Il en sort en 1909. On perd ensuite sa trace et il ne donne pas de précision, dans son journal, sur sa situation ou ses occupations au moment de l’entrée en guerre. On le retrouve dix ans plus tard. Sa fiche d’avocat mentionne qu’il est diplômé de l’université de Liège le 30 août 1919. Ses études ont donc manifestement été interrompues par l’entrée en guerre, au mois d’août 1914. Interrompues, sans doute, mais il faut s’interroger aussi sur le temps qui sépare sa sortie du collège Saint-Michel de l’entrée en guerre. Qu’a-t-il fait entre septembre 1909 et août 1914 ?
Et pourquoi Liège ? Il y a de quoi être étonné, dans la mesure où il existe une offre de formations universitaires qui est plus proche, que ce soit à Bruxelles (l’université libre de Bruxelles) ou à Louvain (l’université catholique de Louvain). À en juger sur la base des sources disponibles, il n’y a manifestement pas commencé son parcours universitaire. Le Livre d’Or des universitaires liégeois, qui réunit le nom des étudiants qui sont décédés au champ d’honneur ainsi que ceux des étudiants qui ont survécu, ne mentionne pas son nom. Il aurait donc commencé son cursus ailleurs ? Issu du milieu catholique, Demeur aurait pu suivre – naturellement – la filière vers laquelle se tournent ces étudiants : l’université catholique de Louvain. Il aurait également pu intégrer, du moins en début de cursus, l’Institut Saint-Louis, qui organise à destination du public catholique le premier cycle universitaire, les deux années de candidatures en philosophie et lettres préparatoires à ce qu’on nomme alors le « doctorat » en droit. On ne trouve pourtant pas trace de lui dans les archives de ces deux institutions. Aurait-il, à l’entame de son parcours universitaire, fait le choix de s’inscrire à l’université libre de Bruxelles ? Les inscriptions des étudiants catholiques y sont rares, mais peut-être pas complètement exceptionnelles. Si aucune statistique ne permet – à ce jour – d’apprécier ce phénomène, on peut au moins mentionner les noms de plusieurs personnalités politiques catholiques de premier plan : Charles Woeste, Henry Carton de Wiart et Jules Lejeune. Mais les sources disponibles, ici aussi, nous conduisent à répondre par la négative. On ne trouve pas trace de l’inscription de Paul Demeur à l’université libre de Bruxelles.
Les archives de l’université de Liège livrent tout de même des informations importantes. Le registre des inscriptions indique d’abord qu’il s’inscrit le 6 mai 1919 et qu’il s’inscrit en troisième année du doctorat et il est mentionné, s’agissant de son institution de provenance, « jury central au Havre ». Ainsi, Paul Demeur aurait été l’un de ces étudiants qui a passé une session d’examens au Havre. Il est difficile de corroborer cette information avec d’autres sources, et d’en savoir plus sur ce parcours d’étudiant-soldat, dans la mesure où les archives du jury central du Havre ont manifestement été égarées. Certaines informations peuvent être réunies sur la base de L’Universitaire, cet organe destiné aux étudiants-soldats créé au mois de mars 1918. On ne trouve pas trace de Demeur dans la livraison de juin 1918, qui présente les soldats qui ont réussi la première session qui avait été organisée. Une deuxième session est prévue au mois de septembre. Mais L’Universitaire n’en publiera pas les résultats. Il cesse tout simplement de paraître. Il est donc possible que Demeur ait fait partie de ces étudiants qui ont passé leurs examens au mois de septembre 1918, et dont l’identité reste inconnue, faute de sources disponibles. Le registre des inscriptions indique autre chose. Sous la colonne « domicile », il est mentionné : « Hôpital militaire Saint-Laurent ». Cette mention permet peut-être de comprendre pourquoi Demeur, bruxellois, est inscrit à Liège. Cet hôpital militaire Saint-Laurent occupe une ancienne abbaye, bien connue à Liège, réaffectée en hôpital militaire mais également, il faut le souligner, en caserne d’artillerie. Si l’on prend en considération la date de son inscription à l’université de Liège, au mois de mai 1919, et la date de sa démobilisation, au mois de septembre 1919, son parcours d’étudiant s’éclaire un peu plus. Paul Demeur s’inscrit à la faculté de droit de l’université de Liège parce qu’il est encore, au cours de cette période, sous le statut de militaire et qu’il est affecté, comme artilleur, à la caserne Saint-Laurent. Sa fiche matricule militaire permet de conforter cette hypothèse. Il y est mentionné qu’il demande un congé sans solde au mois d’octobre 1919. Il a donc manifestement obtenu son diplôme de docteur en droit alors qu’il était encore inscrit dans les cadres actifs de l’armée. Suivant sa fiche militaire, il sera admis dans les cadres de réserve le 3 décembre suivant.
Diplômé de l’université de Liège au mois d’août 1919, Demeur entre au sein du ministère des Affaires économiques. Il y reste presque deux ans. Il rejoint ensuite le barreau. Il effectue son stage auprès de Lionel Anspach-Puissant. Ce maître de stage est issu d’une famille qui occupe une position importante dans la sphère libérale. Fils d’Eugène Anspach, gouverneur de la Banque nationale de Belgique, il est également le gendre de Jules Guillery, un homme politique libéral de premier plan. Anspach-Puissant se distingue, entre autres, en accueillant dans son cabinet l’une des deux premières femmes qui prêteront le serment d’avocat, à la suite de la loi du 5 avril 1922, ouvrant aux femmes la profession d’avocat en Belgique. Catholique, Demeur évolue donc dans un environnement professionnel manifestement progressiste. Ce parcours d’un jeune avocat issu d’un milieu catholique n’est pas « naturel », même si le développement du catholicisme social, encouragé par l’encyclique Rerum novarum (Léon XIII), a conduit une partie du milieu catholique, depuis la fin du xixe siècle, vers des positions de progrès. Son engagement au sein du cabinet Anspach-Puissant s’explique peut-être par les relations que son père entretient avec l’avocat dans le cadre de ses affaires. Anspach-Puissant a développé une expertise dans le droit des marques et brevets. Comme en témoigne la presse bruxelloise, Georges Demeur est amené à le solliciter – au cours des années 1890 – dans le cadre d’un procès qui l’oppose à la famille de l’un de ses anciens associés.
Au sein du cabinet Anspach-Puissant, Demeur fait la connaissance de Léon Cornil, gendre de Lionel Anspach-Puissant, et futur procureur-général près la Cour de cassation. Il s’engage parallèlement dans la carrière académique au sein de l’université catholique de Louvain. On lui confie le cours de droit maritime au sein de l’École des Sciences politiques et sociales, une structure « extrafacultaire » qui permet le développement de nouveaux enseignements non prévus dans les programmes universitaires, dont l’organisation revient encore au législateur. Le cours de droit maritime étant intégré comme cours à option au sein du programme du doctorat en droit, il est nommé maître de conférences au sein de la faculté de droit au début des années trente. Il dispense, au cours de la même période, le cours de droit commercial à destination des étudiants en sciences économiques.
Réserviste, il reprend du service dans l’armée en 1939. Il assumera également, jusqu’en 1947, les fonctions d’auditeur militaire à Namur puis de substitut de l’auditeur général à Bruxelles. Nommé avocat à la Cour de cassation par arrêté du régent du 27 avril 1948, il exerce les fonctions de bâtonnier en 1962‑1963. Il sollicite la démission de son office le 24 janvier 1973. Il décède la même année.
Suivant le modèle du praticien-professeur – qui est répandu en Belgique – Paul Demeur publie un certain nombre d’études doctrinales dans son domaine. Celles-ci se concentrent essentiellement sur la période de l’entre-deux-guerres. Ses premières publications sont situées au début des années vingt. La rencontre avec Paul Veldekens (1888 ‑ † 1958), ce futur confrère au sein du barreau de cassation et futur collègue à l’université catholique de Louvain, qui est relatée dans son journal (Journal des Tribunaux, 1964, p. 587), à l’occasion de la bataille du Mont Kemmel, au printemps 1918, se prolonge après la guerre. Une relation de collaboration et d’amitié se noue. Il travaille aux côtés de Veldekens, qui le forme à la technique de cassation. Ils publient ensemble dans le domaine du droit civil. Dès 1923, ils écrivent ensemble un commentaire sur un projet de loi relatif à la copropriété (« Projet de loi révisant et complétant les dispositions du Code civil relatives à la copropriété », Journal des Tribunaux, 1923, col. 759). Ces collaborations seront nombreuses. Ils publient en 1935, chez Larcier, l’ouvrage Copropriété et propriété divisée. Ils publient également un article dans le domaine de la responsabilité civile (P. Veldekens, P. Demeur, « Obligation intégrale de réparation incombant aux coauteurs d’un dommage », Annales de droit et de sciences politiques, t. V, 1937, p. 340).
Titulaire du cours de droit maritime, Demeur publie en 1937, à Bruxelles, chez Bruylant, un ouvrage dans le domaine : L’affrètement fluvial sous le régime de la loi du 5 mai 1936. Il est également l’auteur de plusieurs articles, principalement : « De l’obligation intégrale de réparation incombant à chacun des navires responsables d’un abordage vis-à-vis du navire non fautif » (Pandectes périodiques, 1936, p. 420) ; « Vers l’unité de compétence criminelle en matière d’abordage » (Revue de droit international et de législation comparée, 1937, p. 737) ; « Les projets de convention adoptés par la Conférence de Paris (mai 1937) du Comité maritime international » (Revue de droit international et de législation comparée, 1938). Son expertise dans le domaine du droit maritime le conduit à représenter le Saint‑Siège à l’occasion de plusieurs conférences diplomatiques relatives au droit de la mer (notamment la 2e Conférence des Droits de la Mer, Genève 17 mars‑26 avril 1960).
Son investissement dans le droit commercial, et plus particulièrement dans le droit des sociétés, le conduit à intégrer le comité de rédaction de la Revue pratique des sociétés, dont il assume la direction de 1950 à 1971. Il y publie par ailleurs de nombreuses contributions. Il publie régulièrement également dans la Revue critique de jurisprudence belge (RCJB).
Le « Journal de campagne » forme donc une publication atypique dans la bibliographie de l’avocat. Peu familier de cet exercice, il est aidé par celle qui exerce alors les fonctions de secrétaire du barreau de cassation, Nadine Beer-Stoop (entretien avec Nadine Beer-Stoop, 21 avril 2023). Publication destinée au milieu juridique, Demeur prend soin de faire mention de ceux qu’il côtoiera ultérieurement au cours de sa carrière. L’exercice a donc ceci de particulier qu’il pointe a posteriori les personnalités – juristes ou futurs juristes – rencontrées à l’occasion de son expérience de guerre. Il s’agit donc d’un exercice de reconstruction biaisé par le contexte de la publication. Pour autant, ces souvenirs choisis et mis en forme ne sont pas dénués d’intérêt.
Outre Paul Veldekens, Paul Demeur met en avant diverses personnalités du barreau et, dans une moindre mesure, de la magistrature. Il évoque les figures rencontrées dans l’ordre chronologique du temps de guerre. Prenons la première partie de son journal, qui retrace les années 1914 à 1916. Il retient, de ses premiers pas au fort d’Anvers où il est affecté à la suite de son engagement comme « artilleur de forteresse », sa rencontre avec son « premier avocat », Fernand Dardenne (1893 ‑ † 1915), un jeune avocat du barreau de Bruxelles et militant socialiste, avec lequel il a « fait quelques jours de l’“école de soldat” ». La figure d’Albert Devèze (1881 ‑ † 1959) apparaît ensuite. Il est évoqué à plusieurs reprises dans son récit. Sa personnalité semble marquer le jeune engagé qu’est Demeur. Avocat au barreau de Bruxelles, il est aussi, depuis 1912, membre de la Chambre des représentants. Il se distinguera dans l’avenir comme ministre de la Défense, un portefeuille qu’il retrouvera à plusieurs reprises, dans plusieurs gouvernements. Le nom de Maurice Jacquet apparaît ensuite, associé à Yvan Thoumsin (1892 ‑ † 1962), deux « condisciples à la faculté de droit de Bruxelles », c’est-à‑dire à l’université libre de Bruxelles. Le premier gagnera une position importante en Égypte. Il exercera les fonctions de conseiller auprès du gouvernement égyptien au cours des années trente. Le second est avocat au barreau de Bruxelles. Il sera membre du Conseil de l’Ordre au cours des années trente. Apparaissent également deux anciens du collège Saint-Michel, qu’il a côtoyés un peu plus tôt, Joseph de Decker (Joseph de Decker de Brandeken, 1889 ‑ † 1952) et Paul Renkin (1886 ‑ † 1915). Le premier est avocat au barreau de Bruxelles. Le second est l’un des fils de Jules Renkin, ministre des Colonies pendant la durée du conflit, futur Premier ministre au cours des années trente. À l’été 1916, il rencontre au CISLA, le Centre d’instruction pour sous-lieutenants auxiliaires, où il se forme en vue de devenir officier, Frantz Van Keerberghen (1893 ‑ † 1957), ou plus certainement Vankeerberghen, avocat au barreau de Bruxelles, futur membre du Conseil de l’Ordre. De retour sur le front, il retrouve Devèze et il fait la connaissance de Maurice Crick (1879 ‑ † 1946), qui sera notaire, mais se fera surtout connaître en politique, lui aussi comme membre de la Chambre des représentants. Il évoque ensuite Henri Rolin, la « troisième blessure » de celui qui appartient à une famille marquée par l’engagement, dont trois fils meurent au combat. Avocat au barreau de Bruxelles, Rolin se distinguera sur le plan national, comme ministre de la Défense et comme ministre de la Justice, et sur le plan international, comme l’un des auteurs, aux côtés de René Cassin, de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Est-ce qu’il l’a côtoyé, ou rencontré sur le front ? Il évoque la blessure de Rolin, à la suite des échanges d’artillerie qui ont lieu autour d’Oudecapelle, tout contre Dixmude. Est-ce pour autant qu’il l’a rencontré au cours de cette période ? Ou qu’il apporte un élément d’information dont il a pu prendre connaissance a posteriori ? C’est incertain. Il en est de même de la très brève – sibylline – évocation d’Henri Simont (1898 ‑ † 1979), qui sera l’un de ses confrères au sein du barreau de cassation, apparemment l’un des artilleurs de la batterie la plus proche, qui viendront porter secours à Henri Rolin.
Demeur mentionne d’autres noms. Il ne faut pas se méprendre cependant. Il évoque certains soldats dont les œuvres, publiées après la guerre, sont connues et l’ont sans doute marqué, comme Albéric de Fraipont, auteur de Ce n’était qu’un petit bout de sol (1931) ou Martial Lekeux, le « commandant Lekeux », auteur notamment de Mes cloîtres dans la tempête (1922).
La seconde partie de son journal s’ouvre sur l’année 1917. Il y mentionne la rencontre de Jacques Levy Morelle (1888 ‑ † 1942), « avec lequel j’eus eu moins de rapports que je l’eusse souhaité », qui sera lui aussi membre du Conseil de l’Ordre au cours des années trente. Il y a Pierre Nothomb (1887 ‑ † 1966), qu’il dit avoir côtoyé dans le secteur de Renynghe, là où il est envoyé avec sa batterie pour une offensive qui n’aura pas lieu. Avocat au barreau de Bruxelles, il est déjà connu comme écrivain. Demeur souligne : il « passe son temps de repos dans un cagibi qui lui sert, je crois, de cabinet de travail : quel livre y a-t-il préparé ? ». Il s’engagera en politique après la guerre, deviendra une figure de la droite nationaliste. Demeur rencontre également Frans Brusselmans (1893 ‑ † 1967), « que tout le monde connaîtra », avocat au barreau de Bruxelles, professeur à l’université catholique de Louvain et membre de la Chambre des représentants, encore un. Il y associe, en cette année 1917, Paul Labouverie (1890 ‑ † inc.), l’un de ces étudiants-soldats qui, comme Demeur, obtiendra son diplôme de docteur en droit devant le jury central, au Havre, et qui deviendra ensuite avocat au barreau de Bruxelles. Vient 1918. Il tombe, écrit-il, sur Pierre des Cressonnières (1890 ‑ † 1945), alors adjudant d’artillerie, futur bâtonnier du barreau de Bruxelles, qui mourra en 1945 sous l’explosion d’un V2. D’autres noms tombent encore : Olivier Malter (1892 ‑ † 1964), avocat au barreau de Bruxelles lui aussi, spécialisé dans le droit de la responsabilité et des assurances, qui sera membre du Conseil de l’Ordre au cours des années quarante, sous l’Occupation, ou Jules Bayot, qui sera Premier président de la Cour de cassation, qu’il aura encore l’occasion de rencontrer, régulièrement, lorsqu’il rejoindra le barreau de cassation.
Après l’Armistice, alors qu’il prend avec sa batterie le chemin de l’Allemagne, il croise encore la route de Raoul Hayoit de Termicourt (1893 ‑ † 1970), le seul magistrat qui, avec Jules Bayot, a les honneurs de son journal, lui aussi un ancien élève du collège Saint-Michel, « où il faisait des études étourdissantes ». Hayoit deviendra procureur général près la Cour de cassation. Demeur le retrouvera dans le cadre de son activité d’avocat. C’est notamment avec Jules Bayot et Hayoit de Termicourt qu’il clôt son évocation des années de guerre. Ainsi qu’avec les noms de ceux qui, parmi ses confrères du barreau de cassation, bâtonniers comme lui, se sont distingués par leur engagement comme soldats : Henri Simont, déjà cité, mais aussi Henry Van Leynseele (1893 ‑ † 1979), Max della Faille d’Huysse (1898 ‑ † 1973) et Paul Struye (1896 ‑ † 1974).
Le récit laisse assez peu de place à la vie quotidienne de son auteur. Les cinquante années qui sont passées ont sans doute quelque peu érodé le relief de la vie du front, son quotidien mais aussi son expérience traumatique. On retiendra, en ce qui concerne sa « vie intellectuelle », son passage par Amersfoort, aux Pays-Bas, à la suite de la prise de la citadelle d’Anvers, en octobre 1914. Interné dans une caserne, il y évoque l’inconfort matériel, en contraste avec les nourritures de l’esprit qui sont à leur disposition : « une bibliothèque a été ouverte ; de ma vie, je ne lirai autant en si peu de temps ». Ces ressources intellectuelles annoncent l’« université belge d’Amersfoort », destinée à accueillir les réfugiés belges, qui s’ouvrira quelques mois plus tard, au mois de janvier 1915. Il évoque, plus tard, lorsqu’il est en poste près de Ramscapelle, ces moments d’attente qui sont consacrés à la lecture ; puis, se rappelant l’année 1917, ce commandant, le frère de Paul Van der Eycken, professeur de droit commercial à l’université libre de Bruxelles, qui le laisse lire « quelques pages de livres tirés des trousses du docteur Mistiaen ». Il se rappelle ses lectures : La science expérimentale de Claude Bernard ou Le Stupide xixe siècle, de Léon Daudet. Il se rappelle également des ouvrages de « psychologie religieuse » qu’il trouve dans la « bibliothèque portative » de l’aumônier militaire, le père Florent Fierens (1885 ‑ † 1947). Mais ces stimulations intellectuelles font face à la défiance du commandant Van der Eycken, dirait-on : « il ne consent pas que [Demeur] manifeste son penchant naturel pour la compagnie des universitaires versés dans l’équipe des téléphonistes ». Et la lecture des manuels et ouvrages de droit, ceux qu’il a dû étudier au cours de l’été 1918, pour préparer les examens du jury central organisés au Havre ? Il n’en est pas question. Les juristes sont bien là, oui. La littérature aussi, et la plus large qui soit apparemment. Mais le droit ? Il n’en est pas question. Ce n’est peut-être pas de cette littérature-là que le soldat a besoin.
Sous réserve de la mise en exergue d’un décor, de circonstances particulières, d’une anecdote, de quelques éléments de la vie quotidienne, ce « journal de guerre » est donc plutôt une suite de souvenirs qui mettent en scène les relations nouées au cours de la guerre avec des représentants des milieux juridiques, en particulier les avocats du barreau de Bruxelles. C’est bien un texte de commande que Paul Demeur destine à ses confrères, et dans lequel il s’emploie à présenter un « tableau » de l’engagement des juristes dans la guerre. L’exercice est celui d’une reconstruction dirigée, par un juriste pour les juristes… mettant en scène des juristes. En cela, Demeur est parfaitement en accord avec le projet du comité de rédaction du Journal des Tribunaux : Il s’agit de mettre en valeur l’engagement patriotique des juristes – magistrats et avocats. La valorisation de l’engagement patriotique est particulièrement importante parmi les avocats. C’est le cas après 1918, ce sera le cas après 1944. La part que prennent les avocats dans chacun des deux conflits est un élément de la construction identitaire de la profession, que ce soit dans l’action militaire, dans l’action résistante ou encore, en territoire occupé, dans l’affirmation des valeurs démocratiques par la réaffirmation du « droit contre la force » et l’exercice du droit de défense.
Jérôme de Brouwer, Centre d’histoire du droit et d’anthropologie juridique (Université libre de Bruxelles)
Indications bibliographiques
Archives de l’université de Liège, Fonds du Secrétariat central, registre au rôle des étudiants, 1918‑1919.
Archives de l’université catholique de Louvain, Fiches du Personnel académique, Paul Demeur.
Archives militaires, Registre matricule, Paul Demeur, no 18850
Archives du barreau de Bruxelles, Fiches d’avocat, Paul Demeur
Archives du barreau de cassation, Dossiers individuels, Paul Demeur
Cour de cassation, « Paul Demeur, 1892‑1973 », Bruxelles, 1973.
T’ Kint Jacques, « Le bâtonnier Demeur », Journal des Tribunaux, 1973, p. 317.
Coppens Paul, « Paul Demeur (1892‑1973) », Revue pratique des sociétés, 1973, p. 73‑76.