Léon Duguit, la science allemande et la Grande Guerre


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Pierre Marie Nicolas Léon Duguit, nait le 4 février 1859 à Libourne, en Gironde. De brillantes études, tant dans le secondaire qu’à l’université, lui permettent l’obtention du titre de docteur à vingt-deux ans. Grâce à une dispense d’âge, il est agrégé l’année suivante. Il enseigne l’histoire du droit à Caen, avant de revenir sur Bordeaux en novembre 1886. Il y fait la rencontre du sociologue Émile Durkheim, qui influencera fortement sa pensée juridique, en la teintant de sociologie juridique.

En parallèle à son enseignement, Duguit s’engage en politique. Il se réclame du courant « solidariste » de Léon Bourgeois, représenté à Bordeaux par Durkheim. Selon Duguit, le juriste détient un rôle social, celui de « guide » à l’égard du législateur du fait de ses découvertes de lois sociales. C’est dans cette perspective qu’il intervient dans la Société d’études législatives, créée en 1902 et qu’il s’engage comme professionnel dans la politique. Il est élu en 1908 au conseil municipal de Bordeaux sur une liste d’Union républicaine démocratique, mais est toutefois mis en ballottage aux élections législatives de 1914, à Libourne, ce qui met un frein à ses ambitions politiques.

1er aout 1914 : la mobilisation générale est décrétée en France, annonçant l’entrée en guerre du pays. À Bordeaux, l’annonce de cet évènement, placardée gare Saint Jean, bouleverse les activités universitaires, notamment sur le plan économique. Le nombre d’étudiants et du personnel des facultés bordelaises s’en trouve sérieusement affecté en raison de la conscription.

Cependant, la faculté de droit de Bordeaux participe plus encore que ses homologues à l’effort de guerre. En raison de la fulgurante percée allemande dans le nord du pays, le front se figeant même à trente kilomètres de Paris avant d’être repoussé lors de la bataille de la Marne, le gouvernement français s’installe temporairement à Bordeaux, dès septembre 1914. La faculté de droit abrite alors l’ensemble du personnel du ministère de l’Instruction publique. Les effectifs de celui-ci sont néanmoins réduits, puisqu’il n’a en réalité déplacé que l’essentiel de ses services. La salle de conseil de la faculté devient le cabinet du ministre et Léon Duguit, alors assesseur du doyen depuis 1901, poste occupé par Henri Monnier, y rencontre le directeur de cabinet du ministre. Quant au directeur de l’enseignement secondaire, l’historien Alfred Coville, que Duguit connaissait depuis son passage à Caen, il s’installe dans l’une des grandes salles de la faculté.

Pour Léon Duguit, la mobilisation se manifeste surtout sous la forme d’un engagement d’administrateur, dans un hôpital militaire. C’est ainsi qu’il prend en charge durant tout le conflit, l’hôpital militaire de la rue Ségalier. Ayant été nommé membre de la commission des hospices civils de Bordeaux quelques années plus tôt, alors qu’il était encore membre au conseil municipal, il choisit de poursuivre cette activité durant tout le conflit, en parallèle à sa participation encore effective au sein du conseil supérieur de l’assistance publique.

La Grande Guerre est aussi le théâtre de grandes tragédies humaines, entre les hécatombes du front et le traumatisme des populations civiles situées à l’arrière. Ainsi, de nombreux juristes engagés dans une lutte sans merci contre la Kultur allemande, autant sur le plan militaire qu’intellectuel, perdent un proche durant le conflit. Léon Duguit, marié en 1892 et père de deux garçons, Pierre et Michel, perd l’un d’eux, le fils ainé, à Verdun. C. Chazalet, dans un discours prononcé en 1929 en l’honneur de Léon Duguit, revient sur ce tragique évènement : « M. Léon Duguit portait au cœur une blessure profonde : l’un de ses fils, pendant la Grande Guerre, était tombé en soldat sous les plis du drapeau tricolore pour que la France vive […]. L’enfant est resté dans un des cimetières de Verdun où M. et Mme Duguit allaient, il y a à peine un mois, porter en pleurant des fleurs sur sa tombe ».

Pour certains, c’est cette perte qui a orienté sa pensée vers un nouveau concept : celui du sentiment de justice. Ce sentiment serait devenu l’élément au fondement du droit objectif, ce qui lui a été vivement reproché par la suite. Les critiques y voyaient là un « droit naturel qui s’ignore », ou qui ne dirait pas son nom. Pour d’autres et selon des travaux plus récents, ce tournant jusnaturaliste ne daterait pas de cet évènement tragique, à savoir la perte de son fils au combat, car ses prises de position sur la « conscience juridique » et sur cette recherche fondamentale de « justice » seraient bien antérieures au conflit.

Au lendemain de la Grande Guerre, Léon Duguit a écrit deux hommages destinés à des collègues juristes bordelais, dont le doyen honoraire de la faculté, le professeur et chevalier de la Légion d’honneur, Henri Monnier. Ce dernier, grand patriote qui a participé à la guerre de 1870, mais trop âgé pour celle de 1914, a perdu l’un de ses fils à la vieille de l’armistice, emporté par l’épidémie de grippe espagnole qui a frappé si durement l’Europe. Duguit, dans son discours prononcé le 16 mai 1920 lors des obsèques, rappelle les grands moments de ce professeur qu’il a rencontré à Caen et qui, malgré la perte d’un enfant et de son âge avancé, a continué à donner des cours jusqu’au moment où « la maladie fut plus forte que la volonté. [Il tomba] frappé comme un soldat blessé au champ de bataille. C’était pour ne plus se relever ». Le second hommage, rendu public dans la Revue philomathique en octobre-décembre 1920, fut rédigé en l’honneur de Gustave Chéneaux, décédé au front le 29 avril 1915, au champ de bataille des Éparges, à l’âge de quarante-six ans. « Ainsi disparaissait dans la tourmente une belle intelligence, un noble cœur, un grand caractère » déplorait Duguit.

Lors du déclenchement de la Grande Guerre, les intellectuels français « montent au front » et s’opposent vigoureusement au modèle scientifique allemand. Léon Duguit s’associe à cet assaut doctrinal, bien qu’il écrive peu durant la guerre. Sa contribution principale au « front du droit » est une critique de la pensée de Kant et de Hegel de novembre 1917, dans un article proposé initialement au public américain : « en vérité, je ris quand je vois quelques-uns de mes jeunes collègues […] venant dire : l’Allemagne moderne, absolutiste et impérialiste, ce n’est plus l’Allemagne de Kant, le philosophe qui a fondé sur des bases indestructibles l’autonomie de la personne humaine, le droit imprescriptible de l’individu contre la puissance de l’État ; c’est l’Allemagne de Hegel et de Ihering. Non, qu’on n’oppose pas Kant et Hegel. L’un et l’autre ont préparé la même œuvre ; comme Hegel, Kant, malgré son impératif catégorique, malgré son rêve de paix perpétuelle, a été un des grands artisans des conceptions impérialistes et absolutistes de l’Allemagne actuelle » (« Jean-Jacques Rousseau, Kant et Hegel », Revue de droit public, 1918). Pour Duguit, Kant et Hegel vont plus loin encore que Rousseau, puisqu’ils « divinisent » l’État et son pouvoir, contribuant ainsi à en faire une arme dangereuse contre le droit.

Cette opposition à la science allemande ne date pas cependant de 1914 et du déclenchement du conflit. En effet, déjà au début du siècle, Duguit reprochait au fondateur de l’École historique du droit, le juriste prussien Friedrich Carl von Savigny, sa théorie de la fiction. Par cette critique, il s’attaquait déjà aux fondements de la science allemande sur l’État qu’il attribuait à Jhering et qui s’inspirait lui-même de Jellinek et de son ouvrage Systemder öffentlichen subjektiven Rechte, (1892). Duguit a ainsi développé sa propre théorie selon laquelle le pouvoir de l’État ne devait plus être fondé sur « l’imperium », c’est-à-dire son pouvoir et sa souveraineté, mais sur sa mission, à savoir celle d’être au service de la collectivité. Il en conclut que Jhering, tout comme Jellinek, « légitiment ainsi tous les actes tyranniques à l’intérieur, tous les brigandages à l’extérieur. Invasion et pillage de la Belgique, incendie de Louvain, massacre des enfants et des femmes, torpillage du Lusitania, tous les crimes abominables qui ont rempli le monde d’horreur étaient d’avance justifiés par les deux plus grands jurisconsultes de l’Allemagne moderne » (La doctrine allemande de l’auto-limitation de l’État, 1919).

De même, durant cette période de conflit mondial, Duguit intervient à propos d’un arrêt rendu à l’occasion d’un incident intervenu dans la ville de Bordeaux. Cet arrêt est à l’origine d’une confrontation intellectuelle entre Duguit et le doyen toulousain, Maurice Hauriou. Elle est l’une des manifestations de la perpétuelle division qui règne parmi les constitutionnalistes français, malgré le « front du droit ». Cet arrêt du Conseil d’État, est publié dans les pages du Temps le 1er avril 1916. Il porte sur la situation financière d’une compagnie de gaz, dont la survie économique est devenue très précaire depuis le déclenchement de la guerre en raison de l’explosion du prix du charbon. Dans un premier temps, la compagnie s’est retournée contre la ville de Bordeaux afin d’obtenir une indemnisation pour le surcoût qu’elle devait supporter alors qu’elle ne pouvait augmenter ses prix. Le conseil de préfecture a rejeté la réclamation, mais il fut désapprouvé par le Conseil d’État, ce qui a permis à la compagnie d’obtenir une indemnité. Pour Léon Duguit, le Conseil d’État a empiété ici sur les prérogatives du législateur, ce qu’a contesté son homologue toulousain, qui considérait comme un « devoir » du Conseil d’État de faire progresser le droit et se montrer « progressiste » par rapport au droit privé quand cela devenait nécessaire.

Aussi, de 1914 à 1945, se développe et s’exporte l’idée d’une culture juridique spécialement « française », conçue comme support actif au modèle politique, à la culture et à la diplomatie françaises. Au xixe siècle, l’émergence de ce modèle français fut laborieuse. Mais, dès le début du xxe siècle, le droit devient un allié déterminé dans l’affirmation des caractères identitaires de la Nation. Il a permis de s’opposer, au côté d’Ernest Renan (Qu’est-ce qu’une nation ?, 1887), à la vision « allemande » » de Johann Fichte ou de Johann Herder. Cet « esprit français », s’oppose viscéralement au modèle allemand et se présente comme l’adversaire de l’autoritarisme que Duguit condamne vigoureusement dans ses assauts doctrinaux contre la théorie allemande de l’État. Cet esprit français se présente comme farouchement libéral et démocrate, en faveur de la raison et de « l’esprit scientifique ». Ce sont ces mêmes engagements que l’on retrouve dans la réflexion du professeur bordelais dans Le pragmatisme juridique, paru en 1924. Ainsi, symbole de la lutte contre l’ancien volksgeist germanique, dont l’empire est défait avec la Grande Guerre, ce « génie » français s’illustre dès lors par sa clarté, sa rigueur, sa scientificité et sa moralité.

C’est dans ce contexte que Léon Duguit multiplie les conférences à l’étranger, expose ses propres théories et participe ainsi au rayonnement de son université. En raison de cette intense activité intellectuelle, le recteur de l’académie de Bordeaux note à son sujet en 1915-1916, qu’il est devenu « un maître », « de notoriété plus qu’européenne ». Il participe dès lors, grandement à l’exportation de cette culture juridique française, devenant par la suite, doyen de la faculté de droit de Bordeaux, de 1919 à 1928. Il est également membre du conseil de l’université durant 20 ans (depuis 1901), du Comité consultatif de l’enseignement public et secrétaire général de l’Alliance française régionale. Dressant le portrait du juriste bordelais, Quintiliano Saldana écrit dans un journal de Madrid : « le professeur Duguit était, en droit, l’homme représentatif du génie français. Il est parvenu à être l’une – du moins l’une des plus grandes – célébrités juridique de notre temps. […] Sa serviette noire au bras, la chevelure grise sous l’aile d’ébène de son chapeau mou, nous le voyons, entre les deux pointes de sa jaquette et de sa barbe, grand, souriant, traverser les continents et croiser les mers durant quinze ans : de 1911 à 1926 ». Il jouit d’une très grande renommée jusqu’à ses derniers instants, autant auprès de ses collègues que de ses étudiants. Il décède le 18 décembre 1928, à Bordeaux, après avoir présidé un concours d’agrégation dont il est ressorti exténué. Léon Duguit, par ses écrits, ses engagements a grandement contribué à la renommée internationale de la faculté de droit bordelaise.

Llesta Ferran, Nicolas, doctorant en histoire du droit à Bordeaux.

 


Indications bibliographiques

Audren Frédéric, Halpérin Jean-Louis, La culture juridique française. Entre mythes et réalités : xixexxe siècles, Paris, France, CNRS, 2013.

Duguit Léon, Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon, Paris, Librairie Félix Alcan, 1912.

—, Le pragmatisme juridique (1923), présentation et traduction de Simon Gilbert, Paris, éditions La mémoire du droit, 2008.

García Villegas Mauricio, Lejeune Aude, « La sociologie du droit en France : De deux sociologies à la création d’un projet pluridisciplinaire ? », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol. 66, no 1, 2011.

Giacuzzo Jean-François, « Un regard sur les publicistes français montés au ‘front intellectuel’ de 1914 à 1918 », dans Jus politicum : revue de droit politique, no 12, 2014, http://juspoliticum.com/article/Un-regard-sur-les-publicistes-francais-montes-au-front-intellectuel-de-1914-1918-884.html (consulté le 25/07/2018).

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Jaubert Pierre, Centenaire de la faculté de droit, Annales de la faculté de droit des sciences sociales et politiques et de la faculté des sciences économiques, édition Bière, Bordeaux, 1976.

Halpérin Jean-Louis, « Louis Renault », dans Patrick Arabeyre, Jean-Louis Halpérin, Jacques Krynen (dir.), Dictionnaire historique des juristes français : xiiexxe siècle, Paris, France, Presses universitaires de France, 2007, p. 660.

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