Le droit des étudiants soldats belges


Imprimer


L’invasion allemande, au mois d’août 1914, a poussé sous les drapeaux une partie de la population étudiante. Ils ont été contraints d’interrompre leur formation universitaire. Les nécessités de la guerre font obstacle, au cours des premiers mois qui suivent l’invasion allemande, à la reprise d’une activité intellectuelle structurée. Ce n’est qu’un an plus tard, au mois de septembre 1915, que se manifeste, au sein de l’armée, parmi les appelés, le souhait d’une reprise des études. Ce souhait est exprimé par les auxiliaires du service médical de l’armée, qui n’ont pas eu l’occasion de subir la dernière épreuve du doctorat en médecine et qui aimeraient voir organiser un jury d’examen pour qu’ils puissent compléter leur formation et obtenir leur diplôme. Le département de la Guerre y met son véto  : l’organisation d’un jury d’examen à destination des étudiants du 3e doctorat en médecine est incompatible avec les nécessités de la situation militaire. Mais la perspective d’une reprise de l’activité universitaire, à tout le moins la perspective de permettre aux étudiants qui ont été appelés sous les drapeaux de terminer leur formation, a été posée. L’enseignement universitaire forme par ailleurs un domaine de préoccupation à un autre titre. L’occupant allemand, faisant application d’une Flamenpolitik favorisant la satisfaction des revendications flamandes, a pris l’initiative d’ouvrir à Gand une Université dans laquelle l’ensemble des cours se donnent en néerlandais. La Vlaamse Hogeschool, connue sous le nom d’Université von Bissing, ouvre ses portes au mois d’octobre 1916.

L’importance de la question de l’enseignement supérieur se traduit, au Havre, au niveau des institutions belges «  en exil  », par la création au sein du ministère des Arts et des Sciences d’un département de l’Enseignement supérieur. La situation de guerre n’empêche pas le gouvernement belge, dans ce domaine comme dans d’autres, de préparer l’après‑guerre. Si aucun enseignement n’est donné, l’administration universitaire fonctionne et est ainsi sollicitée pour envisager les mesures qui devront être prises après la guerre en faveur des étudiants appelés sous les drapeaux et qui auront interrompu leurs études. 

Mais comment faire dans le temps de guerre, alors que toute l’attention doit être portée vers l’effort militaire  ? Ce n’est qu’au mois de novembre 1917 que la situation change de façon manifeste. L’organisation d’une première session du jury central — jury d’examen qui est établi en dehors des universités — fait l’objet d’un accord avec l’aval du ministère de la Guerre. L’organisation d’une session d’examen est prévue au printemps 1918. Cette session d’examens n’est pas seulement organisée pour les étudiants en médecine, mais pour l’ensemble de ceux qui ont été contraints d’interrompre leurs études universitaires. Un arrêté royal daté du 25 janvier 1918 prévoit des dispositions particulières, dérogatoires aux dispositions organiques des jurys d’examen, qui doivent permettre d’attester de la réussite des épreuves antérieures en facilitant l’administration de la preuve, et qui prévoit des exemptions, des réductions ou des délais de paiement pour les inscriptions. L’arrêté du 25 janvier 1918 confie au ministre des Arts et des Sciences le soin de préciser les modalités de l’organisation des examens.

L’organisation d’une session d’examens n’est pas une évidence. Mais le plus difficile est d’assurer aux étudiants le bénéfice des conditions matérielles nécessaires à l’activité d’étude, et très concrètement de leur donner accès aux ouvrages dont ils ont besoin. Les étudiants qui souhaitent passer des examens n’ont pas eu l’occasion de suivre les cours sur les matières qui feront l’objet des examens. Et s’ils ont eu l’occasion de les suivre, avant l’entrée en guerre, ils ne disposent pas de notes de cours.

Dans une circulaire du 15 mars 1918, le ministre des Arts et des Sciences, Prosper Poullet, rappelle l’ensemble des mesures qui ont été mises en place pour favoriser l’étude des étudiants. «  Mon département ne négligera aucun effort pour vous aider dans la préparation de vos examens  », précise le ministre dans sa circulaire. L’effort que le ministre entend consentir intègre aussi une réponse aux revendications flamandes. Face à la création, à l’initiative de l’occupant allemand, de la Vlaamse Hogeschool, où l’ensemble des enseignements sont organisés en néerlandais — en flamand selon l’appellation alors en usage — le ministre indique que ceux des récipiendaires qui souhaiteraient «  être interrogés en flamand sur l’une ou l’autre branche (…)  » pourront l’être «  dans la mesure où le permettent les circonstances actuelles  ». Ce qui est consenti à destination des étudiants‑soldats, prend aussi une forme concrète, dans la mise à disposition des «  outils  » intellectuels qui leur seront nécessaires. Le ministre Poullet rappelle à cette occasion aux étudiants qui souhaiteraient passer leurs examens l’ensemble de ce qui est mis en place pour les y encourager, non seulement les bibliothèques organisées aux armées par sa circulaire du mois de novembre 1917 mais également la bibliothèque centrale du Collège de Furnes, dont les collections contiennent des ouvrages apparemment utiles au jury central. Le ministre accompagne sa circulaire d’un appel aux étudiants  : que ceux qui disposeraient de cours manuscrits les mettent à la disposition du ministère. Celui‑ci se chargera de les faire «  autographier  » et d’en faire déposer un certain nombre d’exemplaires dans les bibliothèques. Le département ne se contente pas seulement d’indiquer les lieux où les étudiants pourront consulter — voire emprunter — des ouvrages, et bientôt des cours «  autographiés  ». Il prévoit de leur donner les indications qui pourraient leur être utile pour les guider dans la préparation de leurs examens, en particulier dans l’utilisation des traités et manuels qui ont été mis à leur disposition. Il transmet par ailleurs, en annexe, le nom et les coordonnées des professeurs avec lesquels ils pourraient rentrer en correspondance, ceux qui résident hors de la Belgique occupée.

Ce même mois de mars 1918, un groupe d’étudiants installés au Havre, issus des quatre universités du pays, lance un journal destiné aux étudiants en vue de la préparation des examens. Son titre est simple et désigne très clairement ses destinataires  : L’Universitaire. L’initiative permet d’initier une relation plus étroite avec les étudiants et de constituer une interface avec le département des Arts et des Sciences ainsi qu’avec les professeurs. Le mensuel relaie l’appel du ministère. Il souhaite savoir quels cours sont souhaités, et invite les professeurs et étudiants à communiquer les noms des cours qu’ils auraient en leur possession. Dès sa deuxième livraison, L’Universitaire ouvre une rubrique facultaire et présente, pour les étudiants en droit, les ouvrages qui doivent servir à l’étude du droit civil et du droit commercial. Concernant le droit commercial, L’Universitaire  présente un manuel signé par les professeurs Corbiau et Nyssens, de l’Université de Louvain (Nyssens et Corbiau, Traité des sociétés commerciales, Société belge de Librairie, 1900), un ouvrage qui a «  le grand avantage d’être précis, clair et très complet  ». Il est prévu qu’il sera accompagné d’une annexe de quelques pages, qui formera sa mise à jour. L’article se poursuit avec les recommandations du professeur Corbiau lui‑même. Jean Corbiau est le successeur de Nyssens dans la chaire de droit commercial. Il est également l’un de ces professeurs réfugiés au Havre, et engagés au sein des ministères du gouvernement belge en exil. Il est alors attaché au ministère de la Reconstruction nationale. Vient ensuite le droit civil, pour lequel c’est le traité de Baudry‑Lacantinerie qui est recommandé, un livre qui est, selon Corbiau, «  simple et clair  » et «  suffisant sinon quelques points relatifs au droit civil belge  ». L’article consacré aux étudiants en droit se clôt sur une liste des ouvrages qui ont été déposés dans les bibliothèques accessibles aux armées et destinés aux étudiants qui passeront leurs examens de droit. La livraison suivante, du mois de mai, présente les conseils d’Alfred Lemaire, professeur à la faculté de droit de Liège, en charge des cours de droit civil (partim) et de droit commercial. Lemaire est réfugié lui aussi, mais sur le sol néerlandais. Il est installé à Nieuwstadt, un village du Limbourg néerlandais. Manifestement, les communications sont assez efficaces pour permettre les échanges avec ceux qui sont loin du Havre. Lemaire donne ses conseils, il livre ses orientations de lecture mais aussi sa méthode d’étude  : se réunir, à trois maximum, pour s’interroger réciproquement, et tour à tour jouer le rôle du professeur et de l’étudiant, répondre aux questions et objections, privilégier la discussion et chercher des cas d’application.

Tout se met en place peu à peu. L’entreprise de reproduction des notes de cours se développe au cours des semaines et des mois qui suivent. L’appel aux étudiants et aux professeurs a porté ses fruits. On y retrouve bientôt, dès le mois de mai 1918, le cours de Jean Corbiau, pour le droit commercial, mais aussi le cours de privilèges et hypothèques, le cours de droit international privé, le cours de droit pénal et éléments de procédure pénale, le cours de droit fiscal, de droit civil — partie des successions. 

Une première session d’examen est donc organisée au Havre, entre le 10 et le 15 juin 1918. La présidence du jury pour le doctorat en droit a été confiée à Léon Théodor. Celui dont on ne mentionne alors que la qualité de «  député  » — il est membre de la Chambre des représentants depuis les élections du mois de mai 1910 — s’est fait remarquer, au cours des premières années de guerre, par sa résistance à l’occupant, dans sa fonction de bâtonnier du barreau de Bruxelles. Son engagement lui a valu d’être déporté en Allemagne, avant d’être libéré par la voie de la diplomatie internationale. La présidence du jury a donc été confiée à une personnalité bien connue, dont le prestige est important, et qui n’a pas de charge d’enseignement. Ce n’est pas le cas des membres du jury, tous issus des facultés de droit de l’une ou l’autre des quatre universités du pays, les universités d’État — Liège et Gand — comme les universités libres — Louvain et Bruxelles. On y retrouve deux professeurs de Liège, Charles Dejace et Jean Willems. On y retrouve deux professeurs de Louvain  : Jean Corbiau et Léon Dupriez. On y retrouve un professeur de Gand, Charles De Visscher, et un professeur de l’université de Bruxelles, Maurice Bourquin. Sauf Joseph Willems, qui réside à Paris, ils sont tous installés au Havre. Certains d’entre eux sont employés dans les ministères en exil. Comme Corbiau, Léon Dupriez est employé par le ministère de la Reconstruction nationale. Quant à Charles Dejace et Charles De Visscher, ils évoluent dans l’entourage immédiat de Prosper Poullet. L’un puis l’autre assurera la direction du département de l’Enseignement supérieur au sein du Ministère des Arts et des Sciences.

Dans son édition du mois de juin, l’un des contributeurs de L’Universitaire rend compte  : «  ces débuts furent on ne peut plus encourageants  : tous les récipiendaires réussirent leurs examens et plusieurs de nos distingués professeurs, membres du jury, nous ont affirmé qu’ils sont satisfaits, au‑delà de leurs espérances  ». Il y a dix récipiendaires pour la 3e épreuve du doctorat en droit — la dernière année du cursus en droit. Ils sont originaires de Bruxelles, d’Anvers, de Gand, d’autres localités. Parmi eux, à l’avant‑plan, Jacques Renkin, le fils du ministre des Colonies, qui obtient le grade de docteur en droit avec la grande distinction. Ils sont proclamés par le président du jury, qui leur adresse ses félicitations, en soulignant «  leur courage avec lequel en d’aussi pénibles circonstances, ils ont eu à cœur de préparer leurs examens  ».

Une circulaire ministérielle, datée du 30 juillet 1918, annonce une nouvelle session d’examens. Elle doit commencer le 20 septembre et se terminer le 15 octobre. La liste des cours polygraphiés s’étoffe. Y sont joints, la Constitution belge, le Code pénal — les articles 1 à 100, et plusieurs textes de lois. La bibliothèque du Collège de Furnes a complété ses collections. Elle compte alors «  5 000 ouvrages d’étude  ». On y retrouve principalement des ouvrages français. Les manuels de Foignet y occupent la première place. On y retrouve aussi les ouvrages de Viollet, Leroy‑Beaulieu, Baudry, Garraud, Lyon‑Caen, Audinet, ou Bonfils, ou encore Planiol. Et tout de même, quelques auteurs belges  : Errera, Collard, Cornil. Et, dans le prolongement de la circulaire du ministre Poullet, qui entend permettre les examens en néerlandais «  dans la mesure où les circonstances le permettent  », un ouvrage en néerlandais, celui de Jeroom Noterdaeme  : Belgische Grondwet [La Constitution belge], publié en 1913. Les étudiants en droit pourront également trouver un exemplaire du Code civil, dans la collection Dalloz.

Une ultime session du jury central est prévue. Elle doit être organisée au mois de novembre ou de décembre 1918. Elle n’aura pas lieu. La guerre prend fin. Les quatre universités belges, fermées depuis plus de 4 ans, décident de rouvrir leurs portes le même jour, le 21 janvier 1919. Sollicitées par le département de l’Enseignement supérieur, elles proposent la mise en place d’une série de mesures destinées à permettre aux étudiants qui ont été sous les drapeaux — de même que les étudiants qui ont été prisonniers — de commencer ou de reprendre leurs études dans des conditions favorables, de «  regagner leurs années perdues  ». Ces mesures sont consacrées par la loi du 14 février 1919. Elle prévoit en premier lieu la suspension de la durée minimale des études universitaires. Elle prévoit également la possibilité pour les universités d’organiser plusieurs sessions d’examens, et leur laisse le soin de répartir les matières du programme légal comme elles l’entendent. On observe que les nouveaux inscrits pourraient ainsi gagner un à deux ans sur la durée normale des études universitaires. Ce n’est pas seulement une mesure de faveur. Comme le fait observer le Recteur de l’université libre de Bruxelles, Léon Leclère, quelques mois plus tard, «  il y avait un intérêt national à pourvoir dans le plus bref délai possible aux vides que la mort, l’âge et la fermeture prolongée des universités avaient produit dans les rangs des professeurs de l’enseignement secondaire, des ingénieurs, des médecins surtout  ». Et dans les rangs des juristes  ? Peut‑être paraissent‑ils moins immédiatement indispensables à la reconstruction de l’État…

Jérôme de Brouwer, Centre d’histoire du droit et d’anthropologie juridique (Université libre de Bruxelles)


Sources

L’Universitaire. Revue mensuelle des Universitaires aux armées / De Hoogstudent. Maandschrift van de Hoogstudenten bij het Leger, Le Havre, L. Meers, drukk. v. d. Vlaamsche Boekhandel, mars 1918 – septembre 1918.

Bulletin du ministère des Sciences et des Arts, Bruxelles, Guyot, 1914-1919.