Traces de pratiques mémorielles en souvenir des universitaires des facultés de droit morts pendant la Grande Guerre  : Bruxelles, Louvain, Liège


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Ceux qui ont donné leur vie pour un idéal de justice, ceux qui sont morts pour le droit ont laissé aux survivants un héritage qui ne doit pas être fait seulement de mépris et de haine.

Paul Héger, Séance de rentrée académique de l’université libre de Bruxelles, 21 janvier 1919

Devant l’ampleur et la violence de la mort de masse provoquée par la Grande Guerre, le trauma profond qui en découle pousse la société vers un besoin irrépressible de porter le deuil et d’entretenir le souvenir des personnes disparues. Le deuil fait intrinsèquement partie de l’expérience de guerre. Présent dès les premiers combats et se prolongeant au sortir de la guerre, il est un lien qui unit les combattants et les non-combattants dans la perte d’un fils, d’un mari, d’un frère ou d’un «  camarade  ». Son expression est multiforme  : il tend à s’exprimer de manière collective, le plus souvent, par l’érection de monuments aux morts ou par des rassemblements patriotiques en mémoire des êtres disparus, mais il s’exprime aussi par un deuil plus intime et personnel qui est le plus souvent occulté par le premier et intériorisé par les individus. Le deuil collectif, tel qu’il s’exprime, pourrait être qualifié de «  monstration  » tel qu’il est ostensiblement montré déjà pendant le conflit et dans l’immédiat après-guerre. En outre, cet entretien de la mémoire des morts de la guerre se centre presque exclusivement sur l’expérience combattante au détriment des autres composantes de celle-ci comme les victimes civiles, les victimes de l’occupation, les blessés et les prisonniers de guerre.

Le monde universitaire n’est d’ailleurs pas épargné par cette nécessité d’exprimer sa reconnaissance et de porter le deuil des membres de sa communauté tués lors du conflit. Il faut cependant garder à l’esprit que les pratiques mémorielles dans les universités se trouvent à la croisée du deuil collectif et du deuil individuel. En effet, en tant que structure sociale, elles organisent leurs propres événements commémoratifs, construisent leurs propres monuments et rédigent leurs propres livres d’or. L’hommage qu’elles y rendent est collectif, mais le destinataire n’est pas anonymisé dans la foule des morts pour la patrie, car on y raconte sa vie individuelle devant une assemblée plus ou moins restreinte. Par rapport à certaines autres facultés de leurs universités (médecine et polytechnique) ou à certaines facultés de droit françaises, les facultés de droit belges n’ont pas l’air d’avoir choisi de rendre directement hommage à leurs membres, mais ont plutôt laissé agir les universités. Nous tenterons d’esquisser les contours des pratiques mémorielles dans les quelques exemples que nous avons pu recueillir sur les universitaires étant passés par les facultés de droit des universités de Bruxelles, Liège et Louvain autant sur le plan collectif que sur le plan individuel.

Morts pour la patrie

Sur quatre années de guerre, les trois universités en question ont vu plus de 4 300 de leurs étudiants et anciens étudiants être mobilisés (Louvain  : 2 053  ; Liège  : 1 270  ; Bruxelles  : environ 900). Si l’on se fie aux différents rapports et annuaires des universités qui avertissent eux-mêmes de potentielles erreurs de calcul, le nombre de mobilisés dans les forces armées belges et alliées émanant des facultés de droit pendant la guerre s’élève à  : 401 à Louvain, 225 à Bruxelles et enfin 176 à Liège. A la sortie du conflit, l’université catholique de Louvain doit déplorer 381 victimes, soit 18  % du nombre de mobilisés ayant passé au moins une année à y étudier. Sa faculté de droit déclare avoir perdu 72 membres, soit 17  % des juristes et apprentis juristes mobilisés. L’université d’État de Liège a perdu 188 personnes, soit 14,3  % de l’effectif mobilisé. La faculté de droit, quant à elle, dénombre 27 morts, soit 15,3  % de pertes. L’université libre de Bruxelles dénombre 67 étudiants décédés, ce qui représente 22,3  % des étudiants bruxellois ayant combattu. La faculté de droit n’a qu’à déplorer 15 victimes, soit 6,6  % de ses étudiants et alumni.

Le faire-part

Le faire-part reste un des éléments classiques et ostentatoires de l’annonce d’un décès. Il relève d’une initiative privée et spontanée. Pour la famille de Robert Allard, étudiant en droit à l’université libre de Bruxelles et soldat du 5e régiment de Ligne tué au combat près de Louvain, la fin de l’été 1914 sonne comme une double peine  : la disparition d’un fils, mais aussi celle de son corps. En effet, dans sa retraite, l’armée belge a dû abandonner les corps de nombreux soldats en zone occupée. L’inhumation par la famille rendue impossible pour un temps au moins, la seule possibilité est de publier un faire-part – qui rappelle les usages d’un temps de paix révolu. Il s’agit ici d’un élément typique du deuil individuel. Il permet au premier «  cercle de deuil  » constitué du noyau familial d’annoncer l’information aux autres cercles de deuil plus éloignés. Il permet aux proches du combattant d’exprimer leur douleur, mais également leur volonté de se remémorer leur cher disparu. Pour certains membres de la famille, il peut même se transformer en relique, étant la seule trace matérielle de l’événement si le corps n’a pas été rapatrié. Dans le cas de Robert Allard, sa famille arrive à faire revenir clandestinement son corps pendant l’occupation pour l’enterrer dans le caveau familial, lui permettant ainsi de pouvoir se recueillir après de longs mois d’attente. Quoiqu’étant un cas singulier à cet égard, cet exemple témoigne d’une pratique répandue qui touche de nombreuses familles pendant le conflit et bien qu’étant une trace mineure, elle est parfois la seule façon de rendre hommage à leurs victimes pendant quatre années de guerre.

Les premiers hommages et les Liber Memorialis

Les premiers hommages funèbres adressés aux universitaires en tant que tels se font à la sortie du conflit généralement par la disposition de listes dans des publications officielles des universités. Il faut, ici, entendre le terme «  universitaire  » dans son sens le plus large, c’est-à-dire toutes les personnes de nationalité belge ou alliée qui appartenaient ou avaient appartenu à une université, soit comme membres du personnel scientifique ou administratif, soit comme étudiants. Si l’on prête attention aux annuaires administratifs des universités qui paraissent chaque année, on se rend compte que celles-ci vont profiter de ces publications pour rendre hommage à leurs morts. Par moment, ces publications peuvent se coupler avec un Liber Memorialis, ou livre d’or, honorant les disparus, mais également les combattants de la communauté universitaire ayant survécu au conflit. Ces ouvrages sont imprimés le plus souvent dans les mois qui suivent la fin de la guerre. Ils constituent un outil de médiation du deuil créé par une institution qui a participé à la formation du mort et le gratifie d’une reconnaissance de son dévouement à la cause commune, passant quelquefois par une exposition de ses états de service, de ses derniers moments et du sens donné à sa mort.

De son côté, l’université libre de Bruxelles opte pour deux publications. L’une assez rapide en citant les noms des étudiants tués au combat. Dès les premières pages de son annuaire de 1919, on retrouve en effet une liste bordée de noir regroupant les noms de ceux «  tombés au champ d’honneur  » suivi d’un discours du Recteur Léon Leclère énonçant les pertes par facultés. Par la suite, le Recteur choisira de publier un Liber Memorialis assez court classant par ordre alphabétique tous les membres de la communauté universitaire ayant participé aux combats. Sur une ligne, il y mentionne de manière peu homogène la faculté d’origine, le grade, l’arme de service, ainsi que la date de décès, lorsque cela s’applique. Par «  peu homogène  », nous entendons le fait que les auteurs de la publication n’ont pas suivi un canevas strict pour citer les personnes ayant pris part au conflit, en particulier au niveau des abréviations utilisées pour gagner de la place. Certains ont donc toutes leurs informations citées complètement dans la ligne, alors que d’autres doivent se contenter d’abréviations. Les facultés de médecine et de polytechnique se démarquent en écrivant un texte supplémentaire pour analyser les statistiques des pertes et les faits d’armes de leurs membres. En contraste avec ce travail négligé cité plus haut, l’université fait frapper une médaille commémorative nominative qu’elle remet aux universitaires bruxellois qui ont participé au conflit.

De son côté, l’université catholique de Louvain choisit de prendre plus de temps pour collecter les noms et réalise des notices plus soignées pour son annuaire retraçant les années 1915‑1918 qui ne parait qu’en 1923. Ce travail prend davantage l’aspect d’une nécrologie des étudiants et des anciens étudiants morts pendant le conflit qui s’étend sur plus de 150 pages. En effet, chaque étudiant a droit à une notice précise sur ses études, ses faits d’armes et ses décorations. Les 72 tués de la faculté de droit sont mélangés parmi les autres étudiants pour ne former qu’un groupe uniforme.

L’exemple le plus élaboré de Liber Memorialis reste cependant celui de l’université d’État de Liège. Renommé Livre d’Or des universitaires liégeois 1914‑1918 par la suite, sa conception est lancée en 1919 en même temps que le monument en mémoire des universitaires liégeois morts pour la patrie par le Recteur Eugène Hubert et est achevé en 1923. Ces quatre années témoignent de la minutie de la commission chargée de sa rédaction. Dès le départ, la volonté est de faire figurer dans ce livre tous les étudiants ayant pris part aux hostilités d’une manière ou d’une autre. C’est ainsi qu’en lieu et place de 188 notices, correspondant aux morts pour la patrie, le livre d’or en regroupe 1 270 classées par facultés. Par rapport aux autres universités, elle choisit dans un premier temps de publier une liste provisoire en 1920 avant de commencer son travail de recherche d’informations et de rédaction. Un travail de longue haleine dans lequel elle choisit notamment de compléter la notice des morts avec une photo de ceux-ci.

Les monuments aux morts

Fortement liés aux Liber Memorialis, les monuments aux morts en sont souvent la suite logique. En effet, après avoir collecté la liste des étudiants-soldats morts, il est plus facile de réaliser un monument reprenant leurs noms. Ceux-ci sont pensés pour être mis dans un lieu de passage symbolique, et parfois commun entre les nouveaux étudiants et les anciens étudiants. Ces lieux deviennent des endroits d’expression de la douleur à la fois individuelle et collective où les rituels des commémorations annuelles accompagnent le cheminement du deuil. L’université catholique de Louvain choisit de placer une plaque dans l’escalier de la bibliothèque incendiée au début du conflit. À l’université libre de Bruxelles, le monument est placé dans le hall des marbres du tout nouveau bâtiment construit sur les fonds de la CRB Educational Foundation. L’université d’État de Liège installe le sien dans le hall d’entrée de la salle académique de l’université. Dans l’ensemble, les monuments sont construits dans le courant des années vingt après avoir récolté assez d’argent pour les faire édifier.

Le monument de Liège est particulièrement intéressant car il est particulièrement bien documenté. C’est sur la proposition du Recteur Eugène Hubert faite au Conseil académique du 12 avril 1919 qu’une commission est chargée de la rédaction d’un Liber Memorialis et de l’érection d’un mémorial aux étudiants. Cette commission est composée des représentants de chaque faculté ainsi que de représentants des étudiants. Dès son lancement, elle met en place un comité de patronage composé notamment du couple royal, de différents notables liégeois ou non, dont plusieurs membres des institutions judiciaires de la province, des deux chambres et de l’armée. Le projet est financièrement porté par le ministère des Sciences et des Arts, par la ville de Liège et par des personnes ayant répondu aux listes de souscriptions largement relayées dans la presse. Après avoir réuni la liste des étudiants ayant participé au conflit, un comité attenant voit le jour afin d’organiser et juger un concours pour la réalisation du monument. Dans le courant de l’année 1920, le sculpteur Jean Berchmans, ancien élève de l’université et vétéran, est choisi pour réaliser le mémorial avec le concours de Paul Comblen pour la partie architecturale. La construction du monument n’a pas été sans heurts. En effet, la Fédération Nationale des Combattants s’offusque au début de l’année 1922 de voir ce projet réalisé par un architecte qui n’a pas combattu alors que tant d’autres l’ont fait autour de lui. Ce à quoi l’université riposte que l’architecte, qui fait partie des maîtres de sa discipline, a ses deux fils qui se sont engagés dans l’armée belge.

Une fois la construction achevée, l’inauguration est préparée par le Recteur Charles Dejace. Elle se tient le 18 juin 1922 en présence d’une large assemblée d’officiels dont le roi Albert Ier et le Premier ministre Theunis. Après quelques discours devant les familles des défunts et les anciens combattants de l’université, les noms des étudiants morts sont énumérés faculté par faculté. Malgré tous les efforts déployés par l’université pour qu’un maximum de personnes soient présentes à la cérémonie, plusieurs invités sont absents, soit par manque de temps, soit pour des raisons plus personnelles. C’est le cas par exemple de la mère de Robert Van Langenhove, étudiant de la faculté de droit et soldat au 5e Régiment de ligne tué le 12 septembre 1914 à Rotselaar. Dans sa lettre à Charles Dejace, elle exprime son regret de ne pas pouvoir se rendre à l’hommage à cause de son âge avancé et de la peur d’être replongée dans ses souvenirs douloureux. Cependant, elle demande que la liste des universitaires morts aux côtés de son fils lui soit transmise comme un dernier souvenir de ce dernier.

Les pèlerinages liégeois

Pour terminer ce tour d’horizon des quelques traces de pratiques mémorielles en l’honneur des universitaires ayant participé à la Grande Guerre, il semble intéressant de porter une attention à un rassemblement auquel l’université d’État de Liège et ses étudiants participent dans l’entre-deux-guerres  : le pèlerinage liégeois à la tombe du Soldat inconnu à Bruxelles. Un premier pèlerinage a lieu le 13 mai 1923 sous l’égide de l’administration communale de Liège. L’organisation rassemble les différentes composantes de la société civile, religieuse et universitaire du Liégeois. Les départs s’effectuent en groupe depuis la gare de Liège au petit matin afin de pouvoir défiler à l’heure symbolique de 11 h 00 devant la tombe du Soldat inconnu sous la colonne du Congrès. Le défilé est suivi d’un dépôt de fleurs sur la tombe du Soldat inconnu par les diverses autorités présentes.

En 1927, un second pèlerinage liégeois est organisé le 6 novembre. Ce dernier comporte un volet supplémentaire par rapport à sa première édition. En effet, un arrêt supplémentaire est fait sur le tout nouveau mémorial au Soldat inconnu français tombé sur le sol belge inauguré quelques mois plus tôt à Laeken. Sachant les liens qui unissent la ville de Liège et la France, il n’est en rien étonnant de voir cette organisation choisir de s’arrêter à ce monument en souvenir des soldats français lors de cette journée. Dans ces manifestations, les étudiants et les anciens étudiants de l’université d’État de Liège occupent une grande place. Elles sont sans nul doute des cérémonies patriotiques auxquelles les étudiants de la faculté de droit assistent en souvenir de leurs «  frères universitaires  » partis trop tôt.

Ces pèlerinages s’arrêtent avec le lancement d’une grande cérémonie patriotique à Liège chaque 11 novembre à partir de 1927. Cette cérémonie annuelle est l’occasion de réunir un énorme cortège qui circule dans la ville, en passant notamment devant l’université, pour aller fleurir les tombes de la plus grande nécropole de la cité à Robermont, où reposent également quelques étudiants de droit. Il faut noter que les autres cimetières de l’entité ne sont pas oubliés. Ceux-ci sont visités par une plus petite délégation d’édiles communaux juste avant la mise en place du cortège principal. Lors de ces manifestations, une grande importance est accordée à la présence des plus jeunes générations en ce compris les élèves de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur. Nous constatons ainsi qu’en moins de dix ans, un glissement fondamental s’effectue sur la perception de l’Armistice dans la population. En effet, s’il est considéré à la sortie du conflit comme une fête de la victoire, il est très vite rattrapé par la dimension mémorielle, individuelle et collective, des pèlerinages où le deuil est placé au centre de la manifestation pour ensuite évoluer vers des cérémonies patriotiques de plus grande envergure où les valeurs de la nation sont mises en avant pour souder la population et éduquer les plus jeunes n’ayant pas connu ces événements.

Brice Prince, doctorant en Histoire – Centre de Recherche Mondes Modernes et Contemporains


Indications bibliographiques

Annuaire de l’Université catholique de Louvain. 1915‑1919., Louvain, Ceuterick, 1923.

Annuaire pour les années administratives 1914 à 1918, Bruxelles, Bruylant, 1919.

Liber Memorialis des Professeurs, Etudiants et anciens Etudiants de l’Université libre de Bruxelles ayant participé à la Grande Guerre (1914‑1918), Bruxelles, Lamberty, 1920.

Livre d’or des universitaires liégeois. 1914‑1918., Liège, Vaillant-Carmanne, 1923.

Audoin-Rouzeau Stéphane, La Part de d’ombre. Le risque oublié de la guerre., Paris, Les Belles Lettres, 2023.

Audoin-Rouzeau Stéphane, Becker Annette, 14‑18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, (Folio histoire).

Tison Stéphane, Comment sortir de la guerre ? Deuil, mémoire et traumatisme (1870-1940), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, (Histoire).