Ferdinand Larnaude, « [Nécrologie de Louis Renault] », Registres de délibérations du conseil et de l’assemblée de la Faculté de Droit de Paris, séance de l’assemblée du 14 février 1918.


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Transcription :

« À raison de l’importance de l’ordre du jour de la présente séance, la Faculté décide, sur la proposition de M. le Doyen, que la lecture des procès-verbaux des séances des 18 décembre 1917 et 25 janvier 1918 sera reportée à une séance ultérieure.

Communications diverses.

M. le Doyen dit qu’il était loin de s’attendre, il y a peu de jours, à ouvrir cette séance en déplorant la perte cruelle, irréparable de M. le professeur Louis Renault, décédé subitement, en sa maison de campagne de Barbizon, le jeudi 7 février courant. Avant de rendre à sa mémoire l’hommage qui lui est dû, il fait part à la Faculté des lettres et télégrammes de condoléances qu’il a reçues de M. le Recteur de l’Académie de Paris ; de M. Politis ancien professeur-adjoint à cette Faculté, Ministre des Affaires étrangères du gouvernement hellénique à Athènes ; de M. Garrau[d], professeur à la Faculté de Droit de Lyon ; de M. Bal[l]eydier, doyen de la Faculté de Droit de Grenoble ; de M. Louis Lucas, administrateur de la Faculté de Droit de Dijon ; de M. Duguit, professeur à la Faculté de Droit de Bordeaux ; de M. [James ?], doyen de la Faculté de Droit catholique de Paris. Il ajoute que M. Louis Renault avait exprimé le désir que ses obsèques fussent très simples et qu’aucun discours n’y fût prononcé. Mais ce n’était pas, pour la Faculté, aller contre la volonté du défunt que se réunir pieusement, en corps et en robe, autour de son cercueil. Aussi toute la Faculté fut-elle officiellement présente aux obsèques, ayant à sa tête M. le Recteur et une délégation au conseil de l’Université dont M. Renault avait été membre. M. le Doyen de la Faculté n’a pu prononcer sur la tombe de l’éminent et regretté collègue les paroles que lui inspiraient cette grande perte, qu’il lui soit permis de les prononcer dans cette séance :

Mes chers Collègues,

La Faculté de Droit de Paris vient de perdre le plus illustre de ses maîtres. De notre École, où il entrait, vers le milieu de sa 18e année, comme modeste étudiant, en novembre 1861, M. Louis Renault n’est pas seulement devenu un des plus grands professeurs. Il a fait rejaillir sur Elle une partie de la gloire (personne ne trouvera le mot trop fort) que lui ont valu les rôles exceptionnels qu’il a été appelé à remplir, en même temps qu’il y rénovait par une méthode nouvelle, l’enseignement du Droit des gens. Et cette gloire il y est parvenu par ses seuls efforts, par son seul travail, par son seul mérite. Car Louis Renault ne doit rien qu’à lui-même. Et s’il a tout obtenu, il n’a jamais rien demandé !

Partout où il a paru, à la Faculté de Droit de Dijon où il a professé le Droit Romain et le Droit Commercial, de 1868 à 1873, dans celle de Paris, où après une brève incursion de trois mois dans le Droit pénal en 1873, comme suppléant de M. Jules Leveillé, il a pendant près de 44 ans donné à l’enseignement du Droit des Gens en éclat incomparable, dans les conférences diplomatiques, où l’a si souvent délégué la confiance du Gouvernement pour y défendre les intérêts de la France, à l’Institut de Droit international, où sa situation était si prépondérante, au Ministère des Affaires Étrangères, où la clairvoyante amitié de M. Ribot avait créé pour lui le poste de jurisconsulte conseil et où il devait rendre de si éminents services, à l’Académie des sciences morales et politiques, qui l’accueillit en 1901, à la société de secours aux Blessés militaires des armées de terre et de mer, dont il est devenu le président au début même de cette guerre, à l’École des Sciences Politiques à qui la Faculté de Droit de Paris prête généreusement tant de Maîtres, à l’École supérieure de guerre, à l’École supérieure de Marine, dans tous les autres corps savants et les nombreuses commissions administratives dont il faisait partie et que je ne saurais dénombrer ici, dans les arbitrages si importants qu’il a présidés, partout où il a enseigné, rapporté, discuté, délibéré, jugé, Louis Renault a laissé une emprunte ineffaçable. Aucune autorité n’était supérieure, ni même égale à la sienne. Et cette autorité était une force singulière pour les intérêts scientifiques ou politiques dont il était l’organe. Aussi, n’est-ce pas un des moindres troubles de l’heure présente que de la voir disparaître au moment où le pays allait sans doute bientôt en avoir le plus grand besoin !

Nous pouvons être fiers du grand rôle qu’a joué notre collègue, au cours de sa vie si remplie, car il était, avant tout, comme il l’a dit lui-même un jour, un professeur dans l’âme. Et c’est ce qui a fait l’unité de sa vie. En effet, quelque varié qu’aient été les fonctions qu’il a remplies, elles ne lui ont jamais fait perdre, tout en les assouplissant au contact des faits et des réalités, les qualités qui font le professeur de droit : l’indomptable amour de la justice, la droiture et l’indépendance, les dons de clarté et de précision, la rigueur de la méthode, le sens pratique, enfin, dans lequel les plus grandes qualités de l’esprit deviennent fatalement des défauts.

Et cela permet d’expliquer ce qui, à première vue, paraît presque mystérieux. Comment un homme dont l’imitation, comme celle de tous ceux de sa génération, et de celle de beaucoup d’entre nous était à peu près exclusivement juridique, qui avait surtout approfondi le Droit romain, le Droit civil, le Droit commercial, le Droit pénal, a-t-il pu devenir l’un des maîtres les plus contestés de cette branche des Sciences juridiques et politiques, le Droit international, à laquelle rien ne l’avait préparé ? Il faut y voir, sans doute, d’abord, l’admirable faculté d’adaptation de notre collègue. Mais on se tromperait gravement, si, comme Louis Renault l’a déclaré lui-même bien des fois, on n’en faisait pas honneur à cette forte éducation juridique elle-même et aux qualités qu’elle développe chez le juriste.

Comme il a dit de l’un de ses Maîtres préférés, Paul Labbé, qu’il appliquait avec une habileté merveilleuse à l’étude des difficultés et des problèmes les plus modernes, l’instrument qu’il avait forgé sur les textes de Droit romain, de même Louis Renault a pu, grâce aux qualités que donne la connaissance approfondie du Droit privé, devenir très vite un des maîtres incontestés du Droit international.

C’est même un des caractères les plus marqués de sa méthode, aujourd’hui devenue exclusivement celle de tous les internationalistes, que d’y avoir fait dominer le raisonnement et la dialectique juridiques, en réduisant à leur juste valeur et en les mettant à leur place sans les exclure d’ailleurs, les considérations de philosophie ou d’histoire qui avait caractérisé l’enseignement de ses prédécesseurs, Royez-Collard et Charles Giraud, dans la chaire de Droit des Gens de la Faculté de Droit de Paris. Et ce n’est pas exclusivement aux professeurs et à tous les professeurs des Facultés de droit, aux avocats, aux magistrats que cette méthode est indispensable. Le Diplomate, l’Homme d’État, s’ils n’ont pas à leur disposition ce puissant instrument d’analyse, qui permet de discerner ce qui est capital et ce qui n’est qu’accessoire et de surface dans une négociation, dans une institution, dans une réforme sociale ou politique, risquent de faire fausse route !…

Louis Renault, auquel aucun des problèmes si nombreux et si nouveaux soulevés dans le derniers tiers du 19e siècle et dans les années déjà écoulées du 20e dans le Domaine du Droit International n’est resté étranger, a cependant peu écrit et fragmentairement en quelque sorte, sur la matière même de son enseignement.

Ce n’est pas, cependant, que je ne doive rendre l’hommage qu’elles méritent si largement à ces monographies substantielles sur les sujets les plus variés du Droit international, qui se succèdent presque chaque année de 1875 à 1917 et parmi lesquelles il faut mettre à part les publications qu’a suscitées la guerre actuelle et où se traduit l’indignation profonde de l’auteur principal des conventions de la Haye.

Néanmoins ce pourrait être un sujet d’étonnement qu’il ait pu atteindre à une renommée et à une autorité si considérables dans le domaine du Droit International sans le lourd bagage qui accompagne d’ordinaire des renommées bien au-dessous de la sienne. En cela il appartient à la lignée d’un grand nombre de nos Anciens (et ils comptent parmi les plus grands) tels Rossi, Bugnet, Valette, Labbé, Bufnoir, Rataud, Léveillé, Ch. Beudant, d’autres encore dont l’influence a été cependant si grande sur de nombreuses générations.

Mais si Louis Renault n’a pas écrit de nombreux ouvrages sur le Droit International, il a fait mieux, il en a suscité. J’ai sous les yeux la liste des thèses de doctorat portant sur le Droit International et les problèmes qu’il soulève dans tous les pays du monde, thèses qu’il a inspirées et présidées. Elles sont au nombre de plus de deux cents ! Il a fait mieux encore, le Droit international, il l’a écrit, il l’a formulé sous sa forme pratique et vivante, soit dans les conventions diplomatiques dont certaines ont la portée historique la plus considérable soit dans les rapports qu’il n’hésitait pas à écrire, dans les conférences et les congrès, même lorsque sa qualité de Président l’en dispensait, dans les notes innombrables, éparses un peu partout, dans les jugements des arbitrages auxquels il a pris part, dans les consultations  qui lui étaient demandées de partout.

Et songeons aussi, pour expliquer cette renommée mondiale, qui ne supporte la comparaison avec celle d’aucun autre jurisconsulte, à la fréquentation continue de tout ce que l’Europe et même les autres parties du monde comptent de savants, d’hommes d’État, de Diplomates, même de chefs d’État, à ces discussions dans les milieux scientifiques et politiques, où Louis Renault faisait admirer ses dons de force, de logique et de clarté, et nous ne nous étonnerons pas qu’il ait pu être qualifié, sans exagération d’‘oracle du Droit International’.

Je voudrais pouvoir décrire par le détail cette participation de notre grand internationaliste aux conférences et aux arbitrages dans lesquels il a joué un rôle prépondérant. Je ne puis que citer sans m’y arrêter aussi longuement que je le voudrais, les conférences de La Haye sur le Droit International privé auxquelles pris part aussi notre regretté collègue Armand Lainé, les conférences de 1910 et de 1912 sur l’unification des lois en matière de lettre de change : la conférence de 1896 pour la révision de la Convention de Berne pour la protection des œuvres de littérature et d’art, la conférence de 1906 sur la révision de la Convention de Genève, la conférence navale de Londres de 1908, et surtout les deux conférences de la paix de la Haye de 1899 et 1907. Le rôle qu’il a joué dans l’élaboration des célèbres conventions sorties de ces dernières conférences n’a-t-il pas été comparé lors de sa réception au grade de Docteur honoris causa par l’Université d’Oxford en 1909 aux travaux d’Hercule ?

Louis Renault a exercé là, comme l’a dit le chef de la Délégation française, M. Léon Bourgeois, ‘une sorte de magistrature’ dont notre cher collègue était investi par la confiance et par le respect de tous, dans ces conseils du monde civilisé.

C’était le créateur et le chef de l’École française de Droit des gens, c’était celui qui n’a jamais consenti suivant l’expression d’un de ses élèves devenu aujourd’hui maître à son tour, M. Geouffre de Lapradelle, ‘à rêver le droit des gens’ mais qui a voulu ‘le faire vivre’, et qui aura si puissamment contribué à son prochain et définitif triomphe, que l’on acclamait ainsi !

Mais ce n’est pas seulement dans le droit international que le nom de L. Renault brille du plus vif éclat. Le Droit commercial le revendique aussi.

Seulement ici nous nous trouvons arrêtés devant l’énigme d’une collaboration dont l’histoire est d’ailleurs des plus touchantes. C’est le 1er juillet 1862, à l’examen du 1er baccalauréat, qu’ils passaient devant un jury composé de : Valette, Machelard, Labbé, que les deux futurs auteurs du grand Traité de Droit commercial s’étaient rencontrés et avaient lié connaissance. Ils avaient tous les deux obtenus la même note, l’unanimité de blanches et la mention Éloges.

Cette égalité dans le succès, qui sépare quelque fois les hommes, devait au contraire unir par un lien toujours plus étroit les deux futurs professeurs. Ils s’étaient sentis attirés l’un vers l’autre par leur commun amour du travail et du Droit. Et de ce  jour-là ils ne se quittent plus. Ils préparent ensemble leurs examens, créent la conférence Domat où ils se rencontrent avec des camarades qui s’appellent : Pottier, Comte d'[H ?]Aussonville, Develle, Jules Cambon et s’y exercent aux joutes juridiques. Tous deux lauréats de la Faculté aux concours de licence de 1864 où L. Renault obtient le 1er prix de Droit civil et M. Charles Lyon-Caen le 1er prix de Droit romain, ils sont aussi reçus tous les deux avec le premier rang aux concours d’agrégation de 1867 et de 1868.

À diverses reprises au cours de leurs études ainsi poursuivies en commun, ils s’étaient promis de travailler ensemble aussi à une œuvre doctrinale de Droit. Et après une courte séparation, à la suite de leur envoi, comme agrégés l’un à la Faculté de Droit de Nancy, l’autre à celle de Dijon, dès qu’ils se retrouvent à Paris, ils veulent réaliser leur dessein.

Monsieur Ch. Lyon-Caen s’était voué à l’étude du Droit Commercial et Industriel sur lequel il avait déjà publié des travaux remarqués. Il avait été chargé en 1873 du cours de Législation industrielle créé à la Faculté de Droit de Paris par notre collègue regretté, Jules Léveillé en 1871.

Louis Renault avait été dirigé, par les hasards de sa carrière beaucoup plus que par son goût personnel, vers le Droit international. À peine arrivé à Paris, il avait été appelé à suppléer Charles Giraud dans son cours du Droit des Gens. Et je puis bien le dire, ayant été son élève l’année même où il a inauguré son enseignement, l’éclatant succès qu’il y a immédiatement obtenu, devant un auditoire difficile de candidats au doctorat.

Quelle œuvre commune allait donc sortir de la collaboration de ces deux jeunes professeurs ? Ce fut une œuvre de Droit commercial ! La Législation commerciale n’est-elle pas d’ailleurs, en prenant le mot international dans son sens non technique, la plus internationale de toutes les branches du Droit ?

C’est en 1879 que parut le premier fascicule de ce Précis de Droit commercial en deux forts volumes vite épuisés et aujourd’hui introuvables, et dont la publication fut considéré comme opérant une sorte de renouvellement des traités jusqu’alors parus sur cette branche du Droit. Belle et sobre langue juridique, importance donnée à la jurisprudence, utilisation des législations étrangères, notes nombreuses rappelant un ouvrage célèbre de Droit civil, clarté et précision des développements, appelèrent immédiatement sur les auteurs, l’attention du monde savant. Bientôt suivit le grand traité de Droit commercial en 8 volumes, parvenu en 1916 à sa 4e édition, et qui a consacré définitivement la réputation des deux éminents professeurs dans cette branche du Droit.

Je me garderai bien de rechercher la part qui revient à chacun d’eux dans ces deux œuvres de premier ordre ! Je me contenterai de constater que l’Académie des sciences Morales et Politiques après avoir récompensé leur œuvre commune par le prix Wolowski en 1888, leur a ouvert ses portes à tous deux unissant ainsi dans une confraternité nouvelle ces deux hommes que rapprochaient depuis près de 40 ans la plus vive amitié et la plus étroite confraternité des études, des carrières, du talent et de l’attachement à leurs devoirs professionnels.

Car c’est encore un trait sur lequel je dois insister que l’amour profond de notre cher Collègue pour sa profession. Cet attachement qui n’est souvent pour nous que la forme de la reconnaissance, ne ressort pas seulement de cette volonté réfléchie, exprimée à plusieurs reprises devant les siens, et religieusement exécutée, d’être enseveli dans sa robe de professeurs. Elle s’est manifestée dans bien des circonstances et jusque dans les derniers jours de son service à la Faculté. Non seulement Louis Renault faisait ses cours avec la plus grande régularité, regagnant par des leçons supplémentaires celles que lui faisaient perdre les obligations multiples auxquelles il était obligé de satisfaire en dehors de l’École, souvent par des voyages à l’Étranger d’assez longue durée, mais il prenait rigoureusement sa part de service des examens et des conférences facultatives. Sa dernière conférence est du lundi 4 février, sa dernière leçon du jeudi 7 février, du jour même où une mort impitoyable et inattendue est venue terrasser dans sa 74e année ce corps vigoureux qui paraissait destiné encore à de longs jours, et éteindre cette admirable intelligence qui n’a jamais connu la moindre défaillance !

Louis Renault avait atteint le sommet des honneurs, des récompenses, des hommages auxquels puisse prétendre un jurisconsulte ou un professeur, si grand soit-il, il l’avait même dépassé !

Je ne veux pas les rappeler, car quelques longue que soit la liste, notre cher collègue ne s’en est jamais ni vanté ni enorgueilli. Je risquerais de ne pas me conformer à ses sentiments les plus intimes en y insistant.

Je veux cependant rappeler le prix Nobel dont il a été honoré en 1907. Pour la première fois cette couronne enviée ceignait le front d’un jurisconsulte. On me permettra de mentionner aussi l’hommage que le souverain Pontife rendait hier encore à la mémoire de celui qui avait lutté toute sa vie pour le haut idéal de la justice et du Droit.

Ce que je voudrais dire aussi c’est que tous ces honneurs, tous ces hommages, toutes ces récompenses, n’avaient jamais altéré l’admirable simplicité de notre cher Collègue. Cette simplicité faisait en quelque sorte partie de son être, elle en était comme une émanation, au même titre que toutes ses autres hautes qualités morale, la droiture absolue et l’indépendance du caractère. Ce qualités morales se retrouvent aussi bien dans sa vie privée, dont les débuts furent difficiles, et qui peut être donné en modèle de dignité, que dans sa vie professionnelle et publique qui ne mérite pas moins d’admiration.

Ne rejaillit-il pas, mes chers collègues, de cet exemple, sur notre profession, un véritable lustre ? L’indépendance qui nous est si chère à tous, n’est-elle pas une conséquence forcée de l’étude approfondie du droit, et du haut sacerdoce que nous exerçons en l’enseignant aux générations qui viennent s’asseoir autour de nos chairs ?

Le Droit ! hélas ! la mort inexorable n’a pas permis à Louis Renault d’en voir le triomphe ! Le Droit international, en particulier auquel son nom est pour toujours indissolublement attaché, quel triomphe eut-ce été pour lui d’en dicter les lois, après la victoire, à ceux qui l’ont si indignement violé !

Qui peut dire d’ailleurs si notre cher collègue n’est pas, lui aussi, une des victimes de la guerre ? N’a-t-il pas du douloureusement tressaillir jusque dans ses fibres les plus intimes de jurisconsulte et d’honnête homme, lui qui s’était attaché, si passionnément et avec tant de tenace persévérance à la fois, non pas à supprimer la guerre, l’heure n’était pas venue, elle approche peut-être ! ! ! mais à la réglementer, à la rendre moins cruelle pour les soldats qui la font et pour les non-combattants qui la subissent, n’a-t-il pas dû être blessé jusqu’au fond de l’âme, quand il a vu jeter à bas avec le cynisme le plus effroyable, par ceux même qui avaient collaboré avec lui, l’édifice qu’il avait si patiemment et si laborieusement élevé ? Nul ne le sait ! Mais chez les hommes de haut idéal et de fortes convictions morales, des attentats pareils aux lois de la civilisation et de l’honneur, devenues comme une partie d’eux-mêmes, produisent nécessairement des révoltes de conscience qui ont leur répercussion sur l’être physique et qui peuvent affecter les sources mêmes de la vie. En tout cas, les obligations nouvelles et multiples qu’il a assumées pendant ces années terribles, et à un âge qui aurait dû lui imposer le repos, peuvent aussi avoir hâté l’échéance fatale ! Leçons nouvelles sur le droit de la guerre, suscitées par les pratiques barbares des armées ennemies, leçons qui ont eu un si grand succès, attirant le grand public autour de sa chaire, présidence si lourde en temps de guerre, de la grande société de secours aux Militaires blessés des armées de terre et de mer, présidence du comité ‘pour la Défense du Droit International’ créé par les professeurs français de Droit international, dont il lisait tous les travaux et dont il a inauguré les publications par cette étude définitive et plus haut mentionnée sur les premières violations du Droit des Gens par l’Allemagne, s’ajoutant à ses occupations ordinaires, devenues, sous la pression des évènements, plus impérieuses et plus pressantes, ont fini par altérer, sans que personne s’en soit aperçu d’ailleurs, cette robuste constitution.

Et la mort est venue, sans s’annoncer par le moindre signe précurseur, laissant au corps toute sa vigueur, à l’intelligence toute sa souplesse et toute sa lucidité, jusqu’à la minute précise où elle a marqué l’échéance fatale sur le cadran de sa destinée !

Mort douce et souhaitable, sans doute, pour notre cher Disparu, puisqu’il l’a à peine entrevue avant d’avoir été emporté par elle, mais mort cruelle, parce qu’inattendue, pour les siens, pour son admirable compagne, pour ses filles adorées, à qui vont nos douloureuses et respectueuses condoléances, placées ainsi subitement en face de la plus terrible des réalités ! Mort plus cruelle encore, peut-être, pour le pays, privé désormais d’une force dont tous nous escomptions les services qu’elle pourrait rendre à la France au jour où il faudra juridiquement régler nos comptes avec l’ennemi ! Mort irréparable, en tout cas, pour la Science du Droit international, qui n’aura jamais autant besoin d’hommes d’expérience, de savoir, d’initiative et de prudente réserve, quand le moment viendra de construire un Droit international nouveau, pouvant empêcher le renouvellement des horreurs qui épouvantent depuis trop longtemps l’humanité ! Combien notre illustre collègue manquera, combien son autorité fera défaut, quand s’ouvriront ces grandes assises où les crimes commis trouveront leur châtiment et le Droit sa suprême consécration ! Puisse la science du Droit qui a déjà donné tant de bons serviteurs à la France, qui a produit et façonné un tel homme en susciter d’autres encore, jeunes, sagement mais résolument novateurs, formés à son école, et qui pourront, en même temps qu’ils serviront notre chère Patrie, soutenir le lustre que Louis Renault a jeté sur la Faculté de Droit de Paris ! »