Le paysage universitaire belge tel qu’il se développe à partir de la première loi sur l’enseignement supérieur du 27 septembre 1835 est le fruit d’un raccord historique ainsi que d’un consensus parlementaire sur la liberté d’enseignement, la décentralisation géographique et la centralisation structurelle.
L’histoire de l’enseignement supérieur en Belgique pour l’époque contemporaine débute au tournant du xixe siècle, lorsque l’espace « belge » annexé à la République et constitué en départements connait, en 1797, la fermeture de l’ancienne université de Louvain. Celle‑ci intervient dans le cadre de l’abolition des universités par la décision de la convention du 15 septembre 1793. Après une période de vacance apparente, l’enseignement supérieur dans les départements dits « réunis » est soumis aux réformes napoléoniennes. La loi du 22 ventôse an XII (13 mars 1804) organise les études juridiques en Belgique. Une école puis faculté de droit est fondée à Bruxelles en 1806. Elle demeure active jusqu’en 1817, après la chute de l’Empire. Les anciens départements « belges » forment désormais avec le royaume de Hollande le Royaume‑Uni des Pays‑Bas. La restructuration de l’enseignement supérieur qui s’opère avec la loi du 25 septembre 1816 conduit à l’établissement de trois nouvelles universités d’État dans les provinces méridionales. Ainsi naissent, en 1817, les universités de Gand, Liège et Louvain. Bruxelles perd son université. Les raisons ? Bruxelles est toute proche de Louvain, et il s’agit d’assurer un équilibre avec le Nord, où les universités sont établies dans des villes moyennes (Leyde, Utrecht, Groningue). On craint également l’engagement politique des étudiants.
Après avoir été l’une des principales revendications des universitaires belges hostiles au monopole d’État exercé durant le régime hollandais, la liberté complète de l’enseignement est consacrée dans la Constitution qui est promulguée au mois de février 1831. Les premières années sont marquées par la question de la reprise par l’État des universités héritées de la période hollandaise. Plusieurs projets sont discutés, y compris le projet d’une grande université d’État unique pour l’ensemble de la Belgique. Ce projet se heurte aux pouvoirs locaux. Il est rapidement abandonné à la suite de la fondation, au mois de novembre 1834, de deux nouvelles universités libres qui échappent à la tutelle de l’État. La première de ces universités est issue du réseau catholique et s’installe à Malines. La seconde est libérale et s’établit dans la capitale, Bruxelles. Ces initiatives privées, bien que conformes à la Constitution, forcent l’État à revoir l’organisation de l’enseignement supérieur. La loi du 27 septembre 1835 supprime l’université d’État de Louvain et autorise le transfert de l’université catholique dans les bâtiments de l’ancienne université fermée en 1797. Le paysage universitaire belge se compose désormais de quatre universités : deux universités d’État situées à Gand et Liège et deux universités libres situées à Bruxelles et Louvain. Il ne connait aucune modification majeure jusqu’à la première guerre mondiale.
L’histoire de l’organisation législative de l’enseignement supérieur s’articule autour d’une contradiction insoluble qui consiste à organiser la liberté de l’enseignement tout en ne renonçant pas à établir une forme de monopole étatique sur la collation des diplômes. La loi de 1835 constitue de ce point de vue un premier jalon. Elle réorganise entièrement le système de collation des diplômes afin de maintenir le monopole étatique sur l’octroi des grades qui donnent accès aux professions libérales. La solution adoptée par le Gouvernement consiste en la création d’un jury d’examens indépendant. Ce jury consiste en un jury central siégeant deux fois par an à Bruxelles et composé de membres nommés par le Parlement et le Gouvernement. La procédure de nomination entraine cependant de fortes crispations auprès des professeurs. D’une part, ceux-ci estiment que la nouvelle législation écarte leur capacité à mener l’évaluation, laquelle constitue l’acte final de leur enseignement. D’autre part, l’implication des pouvoirs exécutif et législatif dans le choix des jurés entraine des conflits de nature politique dans les opérations d’évaluation. Le jury central est remplacé en 1849 par le jury dit « combiné » ou « mixte », car il réunit les corps professoraux d’une des deux universités de l’État avec l’une des universités libres. Placés en position de contrôle mutuel, les corps enseignants se trouvent régulièrement exposés à des situations conflictuelles. Après de nombreuses décennies de désaccord, une solution est trouvée en 1876 avec la libre collation des grades (loi du 20 mai 1876). Les professeurs sont désormais autorisés à évaluer eux‑mêmes leur étudiants et les universités à délivrer les diplômes. La loi de 1876 constitue une étape décisive vers la liberté d’enseignement. Néanmoins, la délivrance des diplômes est encore, dans un premier temps, conditionnée au contrôle d’une commission dite d’entérinement des diplômes. Celle‑ci sera finalement supprimée en 1890.
La fondation de deux universités libres aux côtés des établissements d’État a pour conséquence, sur le plan organisationnel, la coexistence de trois systèmes universitaires dont deux échappent complètement au contrôle de l’État : le système des universités d’État, le système en application au sein de l’université catholique de Louvain et le système en application au sein de l’université libre de Bruxelles.
Les université d’État — l’université d’État de Gand et l’université d’État de Liège — sont intégrées dans un système étroit et rigide où l’autonomie vis‑à‑vis du gouvernement est faible. Les facultés se composent de « professeurs‑fonctionnaires ». La gestion quotidienne est confiée à un recteur et à un administrateur inspecteur, tous les deux choisis au sein du corps académique et désignés par le gouvernement. Si le recteur a la charge de la discipline interne, l’administrateur inspecteur doit assurer les relations entre l’administration et le corps académique. Ces structures n’évoluent presque pas jusqu’à la première guerre mondiale.
L’université catholique de Louvain, en tant que projet porté par l’épiscopat, lui est totalement soumis. Les évêques, à travers le conseil épiscopal qui siège à Malines, interviennent directement dans tous les aspects de la vie de l’université et principalement sur la nomination des professeurs et le contrôle de leur enseignement. Ils délèguent la gestion quotidienne à un ecclésiastique, la plupart du temps professeur à l’université dans la faculté de théologie ou dans la faculté de philosophie et lettres : le « Recteur magnifique ». Les compétences du rectorat sont réduites. Le recteur veille au progrès de l’enseignement et surtout à la discipline universitaire, mais ces tâches impliquent surtout l’exécution des décisions prises par les évêques à l’occasion des conseils des évêques. Il s’appuie sur un appareil administratif pyramidal et rudimentaire pour mener à bien sa tâche. À peu de chose près les structures internes de l’université resteront inchangées jusque dans le dernier tiers du xxe siècle.
Le contraste avec l’autre université libre, l’université libre de Bruxelles, est important. La gestion revient à un conseil d’administration présidé par le bourgmestre de Bruxelles et composé de membres initialement cooptés parmi les principaux souscripteurs et fondateurs de l’université. Ce mode d’organisation est manifestement unique en Europe et se rapproche de ce qui est pratiqué dans certaines universités américaines. Les membres qui composent le conseil d’administration sont pour la plupart des personnalités actives dans les milieux d’affaires privés ou publics et issus des rangs des libéraux bruxellois ou des localités avoisinantes. Contrairement aux trois autres universités, les structures internes de l’université libre de Bruxelles connaissent de nombreuses modifications au cours du xixe siècle. Il n’est pas inutile de mentionner qu’un trait original de son organisation est l’ouverture rapide des processus de décision, dès 1837, vers le corps académique, chaque faculté disposant alors d’un délégué au conseil d’administration. Cette forme de démocratisation dans le processus de prise de décision contraste avec les autres universités. Elle génère cependant un cadre propice à l’expression d’opinions dissidentes et elle contribuera à la scission qui interviendra en 1894, qui donnera naissance à l’université nouvelle.
Le système d’enseignement supérieur tel qu’il est organisé en Belgique à la veille de la Grande Guerre se caractérise par son absence d’unité. Les modes spécifiques d’organisation et de gouvernance des quatre universités ont entrainé des variations importantes concernant les sources et les modalités de financement, les bassins de recrutement des étudiants et des professeurs, les modalités de nominations, les statuts des professeurs, la constitution de cultures universitaires divergentes. Considéré comme un espace « introuvable » ou « flou », l’enseignement supérieur « belge » a fait l’objet de nombreux commentaires. Il n’est dès lors pas étonnant que l’historiographie des universités se soit accordée sur l’absence d’une définition pour qualifier le modèle de l’enseignement supérieur belge. Un des points caractéristiques et originaux du système universitaire belge est cependant son ouverture vers l’étranger par l’accueil d’étudiants ou le recrutement de professeurs étrangers ainsi que des programmes de séjours d’études pour ses meilleurs étudiants. La perméabilité des universités aux enjeux sociaux et politiques constitue une autre de ses caractéristiques. Néanmoins, à la veille de la première guerre mondiale, plusieurs facteurs qui découlent de la libéralisation de la délivrance des diplômes ont constitué le point de départ d’un processus de rapprochement des universités entre elles. En accord avec le modèle humboldtien qui réunit les activités liées à la production des connaissances à celle de la diffusion des savoirs, les universités ne sont plus seulement un lieu dédié à l’enseignement, mais elles s’installent durablement comme un lieu de recherches fondamentales et expérimentales. La consolidation de leur position dans le paysage institutionnel belge se conjugue avec une évolution de leur statut juridique. Les universités acquièrent progressivement la possibilité de se constituer un patrimoine propre sans recourir à des structures externes, dès 1911 pour les universités libres et dans l’Entre‑deux‑guerres pour les universités de l’État. Ce tournant entraine au cours du xxe siècle un rapprochement des universités dans leur mode d’organisation.
À la veille de la guerre, un peu plus de 1 500 étudiants se répartissent dans les quatre facultés de droit, à Louvain, Gand, Liège et Bruxelles. Le rapport triennal sur l’état de l’enseignement supérieur établi par le ministère en charge de l’instruction publique dresse un tableau des effectifs étudiants pour l’année 1913‑1914 : ils sont 680 à Louvain, 490 à Liège, puis viennent Bruxelles et Gand, avec respectivement 203 et 197 étudiants. Parmi ces étudiants, très peu d’étudiantes. Si les portes de l’université leur sont ouvertes depuis les années 1880 — sauf à l’université catholique de Louvain, qui ne leur ouvre ses portes qu’au début des années vingt — elles ne sont qu’une poignée dans les facultés de droit. Diplômée en 1888, Marie Popelin n’a pas été autorisée à présenter le serment d’avocat. L’accès à la profession d’avocat leur étant refusé, l’intérêt de l’obtention du diplôme en droit apparaît limité. À Bruxelles, par exemple, il n’y a qu’une seule étudiante inscrite en faculté de droit à la veille de la guerre. La guerre et l’après‑guerre finiront par avoir raison des résistances. L’accès à la profession d’avocat ayant fait l’objet de la loi du 7 avril 1922, les étudiantes sont encouragées à pousser les portes des facultés de droit.
Maxime Jottrand,Centre d’histoire du droit et d’anthropologie juridique (Université libre de Bruxelles)
Indications bibliographiques
Bardez Renaud, Bertrams Kennet, « Les universités », dans Patricia van den Eeckhout, Guy Vanthemsche (ed.), Sources pour l’étude de la Belgique contemporaine, 19e‑21e siècle, Bruxelles, Commission royale d’histoire, 2017, p. 750‑768.
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Verstegen Raf, « L’enseignement du droit en Belgique. Évolution de la législation aux xixe et xxe siècles », dans Fred Stevens et Dirk van den Auweele (ed.), Houd voet bij stuk : Xenia Iuris Historiae G. van Dievoet Oblata, Louvain, K.U. Leuven Faculteit der Rechtsgeleerdheid Afdeling Romeins Recht en Rechtsgeschiedenis, 1990, p. 149‑192.