La création de la Vlaamsche Hoogeschool, plus connue sous le nom de « Université von Bissing », marque un temps fort de la période d’occupation et des relations qu’entretiennent au cours de cette période, les autorités occupantes, les activistes flamands et les « patriotes ». Alors que, dans le contexte de l’occupation, les universités ont fermé leurs portes, une institution universitaire est créée en Flandre — à Gand — en 1916, avec l’appui des autorités allemandes.
Présenter ce moment et cette institution particulière exige de la situer dans le contexte des revendications flamandes qui se sont développées au cours des décennies qui ont précédé. La Belgique, depuis son indépendance, a fait du français sa seule langue officielle et a négligé la langue et la culture flamande. L’ensemble de l’enseignement est organisé en français. Le mouvement flamand qui s’est développé en Belgique depuis la seconde moitié du xixe siècle revendique la reconnaissance de la langue et de la culture flamande et il demande la création d’une université néerlandophone à Gand. Plusieurs procès sensationnels ont, au cours des années 1860 et 1870, accru les mécontentements parmi les avocats flamands et ont entraîné des initiatives législatives. Le néerlandais a été timidement introduit dans les facultés de droit à la suite de la loi du 17 août 1873 qui prévoit l’usage du néerlandais devant les juridictions pénales établies dans les provinces flamandes. L’organisation d’un cours de droit pénal et de procédure pénale en néerlandais s’impose alors. La néerlandisation de l’enseignement du droit ne va pas plus loin. Mais le mouvement est lancé. À la suite de cette législation, des livres de droit et des manuels sont publiés en néerlandais. Le souhait de création d’une université flamande est renouvelé à la suite de l’Exposition universelle de Gand, en 1913. À la veille de la guerre, la néerlandisation de l’université de Gand est à l’agenda. Une proposition de loi est déposée à la Chambre des représentants. Elle est discutée au printemps 1914. D’après la proposition, l’université de Gand adopterait le néerlandais comme langue officielle — le flamand suivant le vocabulaire de l’époque — à partir de l’année académique 1916‑1917. L’invasion qui a lieu au mois d’août 1914 en décide autrement.
Le chancelier du Reich, Bethmann‑Hollweg, perçoit très bien les tensions qui existent entre flamands et francophones et développe ce que l’on a coutume d’appeler la Flamenpolitik. L’occupant allemand poursuit une stratégie de division pour régner contre l’État belge. En faisant des concessions aux flamands, l’occupant espère pouvoir démanteler la Belgique afin de la lier plus aisément à l’Empire allemand. La flamandisation de l’université de Gand constitue l’un des jalons de cette politique. Le projet se concrétise assez rapidement, même si les premiers contacts qui sont pris avec le milieu universitaire ne paraissent pas favorables. Les budgets nécessaires sont débloqués dès la fin de l’année 1915. Le 15 mars 1916, le gouverneur général von Bissing publie un décret qui modifie l’arrêté royal du 9 décembre 1849. Désormais les cours et les examens se dérouleront, à Gand, en flamand. L’appareil de propagande se met aussitôt en mouvement. Il s’agit de convaincre les futurs étudiants et leurs parents de la légitimité de la démarche. Elle se heurte toutefois à une résistance importante, que ce soit des milieux francophiles comme d’une large majorité des sympathisants de la cause flamande. Le gouvernement en exil la condamne de la manière la plus ferme et il entend dissuader ceux qui entendraient y enseigner comme ceux qui s’y inscriraient comme étudiants : « Il va sans dire que tous les fonctionnaires indignes qui ont pactisé de la sorte avec l’ennemi cesseront à jamais d’appartenir au service de l’État belge, et les diplômes délivrés par l’université nouvelle n’auront plus tard aucune valeur légale en Belgique » (Rapport adressé au roi par les ministres Poullet et le baron Beyens le 8 octobre 1916). Si ces réactions rendent le recrutement des professeurs plus difficiles pour les autorités allemandes, elles n’empêchent pas l’ouverture des portes de l’université de Gand à la fin du mois d’octobre 1916. Le 24 octobre 1916, le recteur Peter Hoffman inaugure solennellement la Vlaamsche Hogeschool.
Les allemands ne font pas preuve d’une grande créativité. Ils se contentent d’adopter le contenu de la proposition présentée à la Chambre à la veille de la guerre. Ils conservent les quatre facultés qui forment traditionnellement l’institution universitaire : faculté de philosophie et lettres, faculté des sciences, faculté de droit et faculté de médecine. L’organisation de la formation en droit ne connait pas de changement. Le cursus se décline en une première année préparatoire — appelée « candidature » – au sein de la faculté de philosophie et lettres, qui est suivie, au sein de la faculté de droit, d’une candidature dont la réussite conditionne l’accès au « doctorat » en droit, d’une durée de deux ans. Pour souligner la qualité « flamande » de la faculté de droit, la statue d’Albrecht Rodenbach — poète et champion de la cause flamande — est installée au centre de la cour. Et les professeurs ? Leur recrutement ne sera pas évident. Le projet ne reçoit pas, sans doute, l’accueil attendu. Ils sont au nombre de huit. Un seul d’entre eux faisait déjà partie du corps professoral avant la guerre. Il s’agit de Julius Obrie. Il assurera les enseignements en droit notarial. Quant aux sept autres professeurs, ils entrent en fonction à la faveur de l’occupation : Labberton, qui a la charge du cours droit naturel et du cours de droit international ; Dosfel, pour le droit international et pour le droit civil, Livre I et Livre II ; Van Roy, pour droit commercial et encyclopédie du droit ; Claeys, pour le droit international et l’économie politique, principalement ; Jonckx, pour le droit pénal, la procédure pénale et pour le Livre III du Code civil ; Eggen, dont les enseignements portent sur le droit civil, sur la procédure civile et l’histoire du droit ; Heyndrickx, qui donne le cours de droit administratif.
Ces professeurs s’étaient déjà manifestés par leur engagement en faveur de la cause flamande avant la guerre. Ils se radicalisent ensuite. Julius Obrie, le doyen du groupe, puisqu’il était âgé de 70 ans au moment de l’entrée en guerre, était l’un des fondateur de la Conférence flamande du barreau de Gand — équivalent de la Conférence du stage du barreau de Paris. Il avait été élu au sein de l’Académie royale flamande de langue et de littérature. Lodewijk Dosfel est issu de l’université de Louvain. Son recrutement rehausse quelque peu le niveau des nouveaux engagés. Il est investi dans la cause flamande depuis sa jeunesse. Il s’était distingué à Louvain comme l’un des leaders du mouvement des étudiants catholiques flamands. Lui aussi fait partie de l’Académie royale de langue et de littérature flamande. Alfons Van Roy s’était déjà distingué pendant ses études par son engagement au sein des cercles flamingants. Il avait joué un rôle de premier plan dans l’opposition menée contre l’organisation de l’Exposition universelle de Gand, en 1913, en raison de son caractère francophile. Il avait rejoint, dans les premiers temps de l’occupation, le mouvement Jong‑Vlaanderen, une émanation radicale du mouvement flamand, qui revendique l’indépendance de la Flandre. C’est aussi le cas de Johan Eggen, qui fait également partie de la rédaction journal Vlaamsche Stem. Alfons Jonckx s’était fait connaître par son opposition au fransquillonnisme, à la place donnée par une partie de la bourgeoisie, en Flandre, au français et à la culture française. Karel Heyndrickx exerçait les fonctions de secrétaire du Davidsfonds — association culturelle flamande d’obédience catholique créée en 1875 par le chanoine David — avant la guerre. Quant à Labberton, de nationalité néerlandaise, au‑delà de son engagement en faveur de la cause flamande, il s’était fait remarquer dès l’entrée en guerre par ses sympathies pro‑allemandes. Et Réné Claeys ? On ne connait que peu de choses de lui. Plusieurs d’entre eux prolongeront — naturellement pourrait‑on dire — leur engagement académique par un engagement dans l’appareil politique flamingant, au sein du Conseil de Flandre qui, au mois de décembre 1917, proclamera l’indépendance de la Flandre. Ce sera le cas de Van Roy, de Labberton, de Eggen, de Jonckx et de Heyndrickx.
Si le recrutement des professeurs n’a apparemment pas été facile, le nombre des étudiants inscrits est par ailleurs assez faible. Les inscriptions sont particulièrement faibles à la faculté de droit. Sur les 480 étudiants qui se sont inscrits à l’université entre 1916 et 1918, dix‑neuf seulement sont inscrits en droit. Plusieurs raisons peuvent être avancées. On peut d’abord mettre en avant le fait que de nombreux étudiants étaient sous les drapeaux. On peut bien évidemment mettre en avant également l’importance des sentiments patriotiques qui traversent la population, y compris dans les milieux flamingants. Mais il y a aussi des causes pratiques qui ne faut pas négliger. Gand est située dans une zone dite d’ « Étape » (Etappengebiet), dans un espace proche du front qui, pour des motifs militaires, est soumis à un régime de contrainte spécifique. Les déplacements, notamment, y sont soumis à des formalités strictes qui rendent difficiles les allers et retours des étudiants de l’université à leur lieu de résidence lorsqu’ils n’habitent pas en ville. Les étudiants sont invités à s’installer à Gand, mais cela a un coût. Un certain nombre de bourses seront octroyées. Il est par ailleurs prévu de pouvoir accomplir les formalités d’inscription par écrit, sans devoir se rendre à l’université. Des bureaux d’enregistrement sont également établis un peu partout en Flandre. Mais ces mesures ne sont manifestement pas suffisantes pour faire de l’ouverture de la Vlaamsche Hoogeschool un succès.
Si faible le chiffre des inscriptions soit‑il, il intègre l’augmentation qu’entraîne l’organisation des déportations liées au travail obligatoire. L’inscription à l’université permet d’y échapper. S’il y a donc peu d’inscrits, il faut relever qu’il y aura encore moins de diplômés. Ouverte en octobre 1916, fermée en novembre 1918, l’institution n’a pas eu l’occasion de diplômer beaucoup d’étudiants. Sur les dix-neuf inscrits en faculté de droit, un seul obtiendra son diplôme. Arthur Mulier, qui avait commencé ses études de droit à Louvain, sera le premier et le seul docteur en droit de la Vlaamsche Hoogeschool.
La libération de Gand, au mois de novembre 1918, conduit un certain nombre de professeurs à fuir à l’étranger, principalement aux Pays‑Bas et en Allemagne. Certaines maisons sont incendiées, des étudiants sont brutalisés. Quant aux diplômes qui ont été délivrés, ils sont déclarés sans valeur. Plusieurs professeurs et étudiants font l’objet de poursuites. Renvoyés en assises, ils seront condamnés pour activisme. Ils bénéficieront de mesures de grâce ou de réduction de peine et seront rapidement remis en liberté. Arthur Mulier obtiendra finalement son diplôme de docteur en droit devant le jury central. Certains de ceux qui ont été condamnés, qui auront eu le sentiment d’être traités injustement, évolueront vers une nouvelle radicalisation, et tomberont dans la collaboration avec l’Allemagne nazie au cours de la Seconde guerre mondiale. Il n’en demeure pas moins, malgré les excès de l’activisme, que l’urgence de la création d’une université flamande a fini par être comprise. Le roi Albert Ier l’exprime de manière explicite dans son discours du Trône, le 22 novembre 1918. Mais le mouvement flamand sort affaibli de la période de guerre. Aux yeux d’une large partie du monde politique et académique, la création d’une université flamande est inaudible. Les représentants du mouvement flamands vont donc devoir batailler pour se faire entendre et obtenir ce qui était sur le point d’être obtenu à la veille de la guerre. Après bien des difficulté, l’université de Gand devient finalement une université flamande — où les cours sont donnés exclusivement en néerlandais — en 1930.
Sebastiaan Vandenbogaerde, professeur d’histoire du droit public (Université d’Anvers / Université de Gand)
Indications bibliographiques
Heirbaut Dirk, Gerkens Jean‑François, Deux‑centième anniversaire des facultés de droit de Gand et Liège/Tweehonderd jaar rechtsfaculteiten Gent en Luik, Brugge, Die Keure, 2019.
Vandersteene Liesbeth, De geschiedenis van de rechtsfaculteit van de universiteit Gent. Van haar ontstaan tot aan de Tweede Wereldoorlog (1817‑1940), , Gent, Maatschappij voor Geschiedenis en Oudheidkunde te Gent, 2009.
Van Parys Joris, Oorlogsstudenten. Brieven en dagboeken uit Gent tijdens de Eerste Wereldoorlog, Antwerpen, Houtekiet, 2018.